" Les soleils des indépendances n'allaient pas tarder à recouvrir le ciel d'Afrique d'un nuage sombre. La prolifération des conflits ethniques, les assassinats politiques, les "coups d'État permanents", deviennent autant de spécificités africaines. Le mot démocratie semble banni du vocabulaire de nos dirigeants. La pauvreté attribuée au continent tranche avec l'inventaire des richesses du sous-sol laissées à l'exploitation de ceux-là même qui furent naguère les dominateurs. Et lorsqu'un pays a la hardiesse de remettre les pendules à l'heure, l'ancienne puissance lui fabrique un opposant de toutes pièces. On lui donne les armes et on l'accompagne dans sa conquête du pouvoir. Pendant que les balles crépitent, les contrats se signent sous les tentes. Peu importe qu'un monarque s'installe au pouvoir pour quarante ans, ou que, à sa mort, son fils lui succède. Oui, c'est certainement le nouveau mode de transmission de la gouvernance en Afrique : de père en fils. Certains diront qu'il en était ainsi dans beaucoup de sociétés traditionnelles du continent. Sauf qu'à l'époque c'était une règle coutumière acceptée démocratiquement par les peuples. Or nous avons adopté des institutions qui prévoient des élections. Peu de pays en Afrique peuvent revendiquer le bon déroulement de ce processus politique. Au Gabon, au Togo, en République démocratique du Congo, les fils des anciens dictateurs pérennisent les bilans calamiteux de leurs géniteurs...
Nous sommes comptables de notre faillite. Nous n'avons pas su trancher le nœud gordien et assumer notre maturité. Par notre silence, par notre inertie, nous avons permis l'émergence des pantins qui entraînent les populations dans le gouffre, avec pour point de non-retour le dernier génocide du XX e siècle, celui qui s'est déroulé sous nos yeux au Rwanda. Il a pu avoir lieu parce que nous avons intégré l'image que l'Occident se faisait de nous. Hutus : traits grossiers, barbarie, imbécillité. Tutsis : traits fins, intelligence, proximité avec le monde civilisé. Et tandis que ces "deux camps" s'entretuaient, l'Occident déployait son armée sous le prétexte fallacieux de protéger ses ressortissants. À l'ONU, on discuta longuement de la sémantique - génocide ou pas génocide ? - pendant que les massacres se poursuivaient..."
Alain Mabanckou : extrait de " La sanglot de l'Homme noir " Arthème Fayard, 2012.