Roberto Bolaño , 1999
" Tout avait commencé, supposait Rosa Amalfitano, car à ce moment là elle n'était pas dans le salon mais dans la cuisine à remplir quatre verres de jus de mangue, avec l'une des questions mal intentionnées que son père balançait d'habitude à ses invités, ses invités à elle, sans doute pas les siens, ou alors tout avait commencé par une déclaration de principe de la naïve Rosa Méndez, car sa voix, au cours des premiers instants, était celle qui semblait s'imposer dans le salon. Peut-être que Rosa Méndez avait parlé de sa passion pour le cinéma et qu'à ce moment là, Oscar Amalfitano lui avait demandé si elle savait ce qu'était le mouvement apparent. Mais la réponse, il ne pouvait en être autrement, ce n'était pas son amie qui l'avait donnée, mais Charly Cruz. Celui-ci lui avait dit que le mouvement apparent est l'illusion du mouvement provoquée par la persistance des images sur la rétine.
- Exactement, avait dit Oscar Amalfitano, les images persistent pendant une fraction de seconde sur la rétine.
Et alors son père, laissant de côté Rosa Méndez,(...) avait directement demandé à Charly Cruz s'il savait qui avait découvert ça, le truc de la persistance de l'image, et Charly Cruz dit qu'il ne se souvenait pas de son nom, mais qu'il était sûr que c'était un Français. À quoi son père lui avait répondu :
- Exact, un Français qui répondait au nom de professeur Plateau.
Lequel, une fois le principe découvert, s'était mis à faire des expériences de manière acharnée avec différents artefacts construits par lui-même, afin de créer des effets de mouvement grâce à la
succession d'images fixes passées à grande vitesse. C'est à ce moment-là qu'est né le zootrope.
- Vous savez ce que c'est ? avait dit Oscar Amalfitano.
- J'en ai eu quand j'étais petit, avait dit Charly Cruz. J'ai eu aussi un disque magique.
- Un disque magique, avait dit Oscar Amalfitano. Comme c'est intéressant. Vous vous en souvenez ? Vous pourriez me le décrire ?
- Je pourrais vous le faire tout de suite, avait dit Charly Cruz, j'ai juste besoin d'un bristol, de deux crayons de couleur et d'une ficelle, si je me souviens bien.
- Ah non, ah non, ah non, ce n'est pas nécessaire, avait dit Oscar Amalfitano. j'en aurai assez avec une bonne description. D'une certaine façon, nous avons des millions de disques magiques qui flottent ou qui tournoient dans le cerveau.
- Ah oui ? dit Charly Cruz...
- Bon, eh bien, c'était un poivrot en train de rire. Ça, c'était dessiné d'un côté du disque. Sur l'autre face, était dessinée une cellule, je veux dire les barreaux d'une cellule. Lorsque je faisais tourner le disque, le poivrot qui riait était dans la prison.
- Et il n'y a pas de quoi rire en prison, pas vrai, avait dit Oscar Amalfitano.
- Non, il n'y a pas de quoi rire, dit Charly Cruz.
- Pourtant le poivrot (au fait, pourquoi l'appelez-vous poivrot et pas ivrogne ? ) riait, peut-être parce que, lui, il ne savait pas qu'il était en prison.
Pendant quelques secondes, se souvenait Rosa, Charly Cruz avait regardé son père avec un autre regard, comme s'il cherchait à deviner où son hôte voulait l'entraîner...
- Le poivrot rit parce qu'il croit qu'il est libre, mais en réalité il est dans une prison, avait dit Oscar Amalfitano, c'est là que se trouve, disons, le truc amusant, mais ce qui est sûr c'est que la prison est dessinée de l'autre côté du disque, et donc nous pouvons aussi affirmer que le poivrot se moque de nous parce que nous croyons qu'il se trouve en prison, sans nous rendre compte que la prison se trouve d'un côté et le poivrot de l'autre, et on aura beau faire tourner le disque et avoir l'impression que le poivrot est en prison, la réalité c'est ça. De fait, nous pourrions même deviner de quoi rit le poivrot : il rit de notre crédulité, c'est à dire qu'il rit de nos yeux..."
Roberto Bolaño, extrait de "2666", Christian Bourgois éditeur, 2008 pour la traduction française.