Critique de L’Augmentation, de Georges Perec, vue le 5 février 2022 au Théâtre 14
Avec Olivier Dutilloy et Anne Girouard, dans une mise en scène de Anne-Laure Liégeois
J’avais déjà repéré ce spectacle lorsqu’il avait été présenté dans la Réédition de la Saison 1 du Théâtre 14, en novembre 2020. J’avais découvert Perec pendant le confinement avec La vie mode d’emploi et je me demandais comment on théâtralisait ce style littéraire assez particulier. Je dois dire aussi que cette simple photographie du spectacle sur laquelle on percevait une pointe de folie m’attirait pas mal, et j’avoue avoir été mise en confiance aussi par le fait que le spectacle tournait depuis près de quinze ans. Autant vous dire qu’un papier de plus ou de moins sur le spectacle ne changera rien à l’affaire et qu’ils doivent être complets partout où ils passent, mais il est de ces spectacles où on a quand même envie d’écrire à quel point c’était bien.
Georges Perec est un joueur, et son oeuvre est en grande partie basée sur la contrainte – la plus connue étant sans nul doute La Disparition, ce roman en lipogramme écrit sans jamais utiliser la lettre E. Dans L’augmentation, on se retrouve face à une autre forme de contrainte : le roman est écrit sous forme d’itération. C’est une suite logique permettant d’aboutir à une demande d’augmentation auprès de son chef de service. Pour cela, il faut d’abord se rendre dans son bureau. Si votre chef de service est dans son bureau, alors vous agirez de telle manière. Si votre chef de service n’est pas dans son bureau, alors vous agirez de telle autre manière.
Sacré exercice de style ! Mais surtout, sacré challenge de transposer ce texte sur scène. Le spectacle s’ouvre sur les deux comédiens en mode automate, disant le texte mécaniquement comme on pourrait lire une suite de boucles dans un algorithme. C’est déjà drôle, et pourtant ce n’est rien comparé à ce qui nous attend. Car on se doute bien que ça ne va pas durer. On sait que la montée en puissance est là, quelque part, latente. Mais on a beau s’y attendre, on a beau comprendre la mécanique du texte, on a beau savoir que quelque chose d’autre va arriver, tout est toujours inattendu.
C’est sans doute la grande réussite de ce spectacle : de parvenir à se réinventer sans cesse tout en restant totalement fidèle au texte et à cette ambiance particulière qu’il met en place. La mise en scène accompagne progressivement l’évolution de l’atmosphère sans jamais forcer, et c’est sans doute pour ça que ça fonctionne aussi bien. Je suis complètement fascinée par tout ce qu’Anne-Laure Liégeois parvient à faire exister avec seulement une table et deux chaises. Elle transforme cet exercice de style en une forme théâtrale complètement dingue qui certes puise toute sa loufoquerie dans le texte mais surtout la transcende totalement. Le comique et la gravité s’y côtoient sans peur et la scène leur permet d’exister peut-être plus encore que dans le livre.
Bien sûr, le spectacle ne serait rien sans ses deux excellents comédiens. Olivier Dutilloy et Anne Girouard défendent ce texte avec brio. Ce sont d’abord deux excellents techniciens, qui malgré une partition en apparence répétitive parviennent à nous maintenir en haleine du début jusqu’à la fin. Mais ils amènent surtout avec eux une grande humanité, menant un combat acharné et jouant littéralement leur vie sur scène pour transformer ces simples itérations en une nécessité absolue. J’ai beaucoup ri, car ce sont des grands clowns, mais j’ai aussi eu le sentiment de toucher du doigt la profondeur d’un texte écrit en 1968 et qui continue de décrire une réalité douloureuse.
Si vous aimez Perec alors il faut y aller. Si vous n’aimez pas Perec, alors il faut y aller quand même !