L'église souterraine abrite un mystérieux bas-relief qui ne cesse d'intriguer chercheurs et curieux. Les plus audacieux y voient la clef du mystère de l'église souterraine, sur fond de croisade, de Graal et d'énigme sacrée.
- Accès : cette sculpture se trouve en hauteur au fond de la nef centrale de l’église souterraine. On ne peut y accéder qu’au cours de la visite guidée de l’église organisée par l’office du tourisme (Tél. : 33 (0)5 57 55 28 28 - [email protected]).
Pénétrer dans le ventre de la ville, se retrouver ainsi abandonné dans le silence de la matrice de la cité après avoir suivi le couloir des catacombes, laisse rarement indifférent. La sensation mystique que les croyants disent ressentir dans cette étrange église vous saisira peut-être quand vous évoluerez entre les piliers massifs noyés dans la pénombre.
Au plus profond de l’immense église souterraine vous trouverez alors un curieux bas relief trônant au bout de la nef centrale. Aujourd’hui, il semble bien isolé, inachevé, comme suspendu dans les airs. Mais à une époque antérieure, il coiffait le maître autel qui devait se trouver soit à sa verticale, soit à l’aplomb des chérubins. Cet élément massif s’est volatilisé, il n’en reste plus aucune trace aujourd’hui.
Barbouillage grossier et infantile ou véritable message initiatique d'un autre monde ? Le style naïf, presque primitif, déconcerte. Rarement on observe de bas-relief aussi maladroit au sein d'une église d'importance. Si il semble pourtant que la même main ait laissé un bas-relief semblable dans l'église de la magnifique abbatiale de Beaulieu-sur-Dordogne en Corrèze, nul aujourd'hui ne peut en expliquer ce lien mystérieux.
Il nous reste que ce bas-relief qui en devient plus énigmatique encore.
A gauche, vous voyez un dragon, juché sur un rocher, avec quatre serpents s’agitant sur son échine. Il s’avance menaçant vers un personnage, crachant une flamme ou tirant sa langue selon les interprétations. Le personnage est une représentation humaine très particulière. L’homme représenté est nu, on devine son sexe, ses jambes semblent prise d’un mouvement insolite qu’on peut interpréter comme une volte face. Entre ses mains, il tient un simple bâton, et non une lance, qu’il enfonce dans le cou de la bête, provoquant des jets de sang.
A droite, un personnage joue d’un instrument de musique à corde que l’on pense être une viole.
Au centre, une zone non évidée par le sculpteur garde une forme de calice.
Voilà pour la description du visible que chacun s’accorde à reconnaître peu ou prou. Entrons maintenant dans le domaine de l’invisible, terrain où les chemins divergent selon deux directions principales : la voie religieuse et la voie occulte. Aucune n’est pleinement convaincante et nous comptons sur votre génie pour enfin jeter la pleine lumière sur des siècles de tergiversations.
Un hymne à la résistance
La voie religieuse a donné nombre d’interprétations à ce tableau : le jugement dernier (et le personnage chercherait à entrer dans la grotte gardée par le monstre), Jonas vomit par la baleine et ramené à terre par un nautonnier (Graterolle évoque un rameur échappant à un monstre marin ![1]), Saint Michel terrassant le dragon ou encore Saint-Georges luttant contre le mal. Or toutes ces interprétations ne collent pas avec l’imagerie du Moyen age. Par exemple le jugement dernier verrait Saint-Michel peser les âmes dans une balance, la tête de Jonas devrait sortir d’un poisson, le valeureux Saint-Georges devrait dominer le dragon et non plier sous lui… Rien de tout cela ici.
Pour Léo Drouyn[2], l’explication est plus simple et ne prend pas en compte la forme évasée centrale. Pour cet auteur, le tableau se partage entre trois personnages avec l’homme au centre. La composition représente une belle allégorie de la vie sur terre. L’homme, dont la faiblesse est représentée par la nudité et la force par le bâton, est continuellement en proie à des luttes harassantes. Mais parce qu’il fait face, qu’il choisit de résister à l’adversité, il est encouragé par l’ange du ciel qui chante sa victoire prochaine. « Ce bas-relief, tout grossier qu’il est, est donc une image consolante », écrit Léo Drouyn.
Cette illustration est une des premières représentations du bas-relief par François Vatar Jouannet en 1823. Il est intéressant de noter que les fenêtres de l'église souterraine ne sont pas encore condamnées et que la lumière naturelle donnait alors l'illusion d'ailes autour de l'ange là où la lumière artificielle nous fait voir aujourd'hui un calice.
Cette interprétation a paru la plus valide jusqu’à ce que Michelle Gaborit[3] propose une relecture des psaumes de David. Et en effet, le symbolisme de ce bas relief semble résonner avec les autres sculptures laissées sur les parois, comme le lointain souvenir d’un Orient chrétien. Dans le psaume 18, Yahvé est associé au rocher d’Israel :
18.3
''Éternel, mon rocher, ma forteresse, mon libérateur !
Mon Dieu, mon rocher, où je trouve un abri !
Mon bouclier, la force qui me sauve, ma haute retraite !''
57:5
''Mon âme est parmi des lions;
Je suis couché au milieu de gens qui vomissent la flamme,
Au milieu d'hommes qui ont pour dents la lance et les flèches,
Et dont la langue est un glaive tranchant.''
Et on pourrait distinguer derrière le personnage joueur de viole un trône qui assoirait ainsi l’hypothèse du Roi David. Si cette piste est la bonne, alors il faut considérer cette église souterraine moins comme la marque d’une influence monastique que celle d’un chevalier rentrant des croisades. Or, c’est là que le vertige de l’histoire prend Saint-Emilion à la gorge : le Vicomte de Castillon, Seigneur de Saint-Emilion et d'Aubeterre, fut bien un croisé et, comme par hasard, Aubeterre abrite elle aussi une autre rare et remarquable église souterraine. Pour l'archéologue Jean-Luc Piat[4], cela laisse peu de place au doute : ce bas relief et l’église tout entière raisonnent de la symbolique chevaleresque des croisés.
De David au Graal
David est la figure du guerrier à la fois musicien et poète, archétype de la chevalerie héritière des croisades. Alors pourquoi ne pas voir le Graal dans cette forme en relief entre les deux scènes ? C’est la thèse de ceux qui ont choisi d’aller plus loin encore, empruntant la voie occulte. Humble visiteur, immobile dans le silence de cette église vide, vous êtes peut-être au cœur d’un temple initiatique secret.
Gérard de Sède[5], voit dans ce bas relief une allégorie alchimique. Pour cet auteur, la scène de combat représente la séparation par l’initié du soufre fixe et du mercure volatil. Partant de cette hypothèse alchimique, Gérard de Sède décode alors les uns après les autres les symboles initiatiques contenus dans ce temple souterrain.
François Querre[6] lui emboîte le pas : maitriser le dragon signifie contrôler ses pulsions agressives, premier commandement d’un parcours initiatique. Le joueur de viole désigne l’élévation de l’esprit à laquelle tout chevalier doit aspirer. Au centre de ces deux scènes, le Graal. « Parvenu à la maitrise de son corps, ayant cultivé et épanoui son esprit, l’ancien seigneur de guerre devenu chevalier peut avoir accès au Graal », conclut cet auteur.
Si ces diverses explications éclairent le bas relief d’un jour nouveau, des éléments restent encore dans l’ombre et leur signification dans l’obscurité. Quel est cette étrange danse des jambes du personnage au bâton ? La scène est-elle bien achevée telle que nous la voyons aujourd’hui ? Et sinon, quel événement a bien pu arrêter la main du sculpteur ?
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Notes
[1] Saint-Emilion, une ville curieuse, p. 97. Voyez la bibliographie.
[2] Guide du voyageur à Saint-Emilion, p. 82. Voyez la bibliographie.
[3] Peintures murales médiévales de Saint-Emilion, p. 18. Voyez la bibliographie.
[4] Propos tenus lors du colloque de décembre 2008 à Saint-Emilion
[5] Saint-Emilion insolite. Voyez la bibliographie.
[6] Saint-Emilion - Quand les pierres parlent, p. 30. Voyez la bibliographie.