J'avais peur d'être confrontée à un récit larmoyant mais ce n'est pas du tout cela. En lisant Jean-Claude Grumberg on se dit tout de même que maitriser les mots peut contribuer à museler la souffrance. Ici, la perte d'une âme chère, et ce terme est faible pour qualifier l'importance que Jacqueline avait pour lui. A tel point que, tel un bègue il scande ce prénom deux fois dans le titre de son livre.
La couverture illustre à la perfection par un photomontage (de Pascal Florentin) combien ils étaient inséparables comme le rappelle le titre de l’un des chapitres,
Elle était bien plus que sa moitié. Sans toi je ne peux plus être tout à fait moi (p. 114). Elle était son adrénaline. Elle ne fut pas malade très longtemps et du coup elle a réussi à conserver intact son pouvoir de séduction.
Elle carburait à la nicotine. Il roulait à la Jacqueline. Elle brillait autant qu'il se sentait éteint. Il s'en accommodait tant qu'elle était là. C'est elle qui lui donnait goût à la vie et son départ le replonge dans l'état dépressif qui a suivi le prodigieux succès de sa pièce, L'atelier, auquel il était si peu préparé qu'il en fut terrassé à la quarantaine. Il redevient l’homme qui ne rit plus, comme au temps de sa dépression.
Il faut dire qu'il nous la décrit comme une wonder woman, réussissant tout ce qu'elle entreprenait, même sans qualification, grâce à un tempérament tous feux tous flammes. Il ne la pensait pas immortelle mais il était persuadé qu'il partirait le premier, la sentant bien plus capable que lui de surmonter leurs cancers respectifs. Et patratas le destin lui a joué un mauvais tour dans la soirée du 4 mai 2019 alors qu'on le félicite pour le succès de son dernier livre, La Plus Précieuse des marchandises, au cours d'une réception internationale.Il prend la plume huit mois plus tard, sans doute parce que c'est le remède qu'il maitrise le mieux. On en apprend peu qu'on ne sache pas déjà sur le processus du deuil. C'est que le pain de deuil se mange seul et se mâche longuement tant il est dur à déglutir (p. 119).
Seul c'est beaucoup dire car il le partage avec le lecteur. Assez souvent il se complaît, se vautrant dans la plainte et argumentant tout un tas de bonnes raisons, passées et présentes, pour qu'on le prenne en pitié, ses ennuis de santé étant les plus récurrents, surtout de prostate alors que c'est elle qui a le plus pâti des errements médicaux. Depuis que tu es partie je suis comme un enfant envoyé en colo pour le reste de sa vie, avec des moniteurs incompétents, condamné à vivre ainsi, en vacances, sans fin, comme un enfant abandonné parmi d'autres enfants abandonnés (p.44).
Mais l’humour (juif), son sens de la dérision, sa philosophie de vie, et disons-le aussi, son talent pour l'écriture, reprennent vite le dessus, nous confiant ainsi Je t’aime presque plus que le chocolat noir (p. 241). Il n'y a pas une page qui tire de nous, non pas des larmes, mais des sourires. Il est même souvent fort drôle. Et sans doute honnête. Pris de court face à une salve d'interrogations de jeunes adultes il décide de dire la vérité, c'est ce qui coute encore le moins cher (p. 51). Voilà un conseil à retenir.
Il dit préférer les confidences aux souvenirs dans lesquels il évoque de forts tempéraments comme par exemple celui de Simone Signoret dont le couple fut proche et qui apparait tout de même comme Simone Signoret (p. 127). On ne doute pas un instant que leur vie fut trépidante et on a l'impression de virevolter autour d'eux.
Il raconte les caresses sans fausse pudeur. Ses déclarations d'amour sont déchirantes : Je ne veux pas me souvenir de toi, c’est avec toi, tout toi, que je veux vivre, vivre éternellement, comme nous l’avions cru possible tous les deux pendant ces presque 60 ans (p. 138). On sent le regret de n’avoir pas rangé le bureau comme dit le docteur Gabriel Sara dans le bouleversant et si juste film d'Emmanuelle Bercot De son vivant.
Cependant, peut-être parce qu'en homme malgré tout raisonnable il sait que sa propre fin n'est pas très lointaine, le livre glisse vers l'autobiographie et prend des airs d’adieu même s'il continue à écrire comme on agite un mouchoir disant au-revoir ou plutôt à bientôt.
Avant cela il aura tenté de se persuader que le devoir de mémoire (dont il est spécialiste au théâtre) ne va pas sans un devoir d’oubli (p. 116), juste le strict nécessaire pour continuer à vivre, faute de quoi la seule issue serait de rejoindre ceux à qui on reconnaît ce devoir. Autrement dit mourir.
Jacqueline Jacqueline de Jean-Claude Grumberg, éditions du Seuil, en librairie depuis le 19 août 2021Prix littéraire Le Monde 2021