Rudolf Kerkhoven est un jeune homme issu d'une famille bourgeoise de Delft dont le rêve est d'acquérir une terre bien à lui à Java, dans les Indes néerlandaises. Une terre où il pourra cultiver le café mais surtout le thé. Et il a des idées à revendre pour faire fonctionner un domaine! Aussi, se rend-t-il à Java, dès ses études achevées, pour se consacrer à la culture du thé et rejoindre, par la même occasion, ses parents, à la tête d'un beau domaine théier, Ardjasari... peut-être sera-t-il à la tête de ce domaine lorsqu'il aura fait ses preuves? Rudolf travaille dans plusieurs exploitations afin de parfaire ses connaissances et apprendre les ficelles du métier. Il tient toujours ses parents au courant de ses connaissances, de ses observations glanées sur le terrain "J'ai acquis une solide expérience en matière de thé, dont j'espère profiter plus tard", écrivit-il à ses parents. Il ne laissait jamais passer une occasion de leur faire parvenir des lettres, des fruits, des boutures pour l'aménagement de leur jardin d'agrément par l'intermédiaire de l'un des coolies qui faisaient régulièrment pour lui l'aller et retour à Ardjasari. Il décrivait minutieusement tout ce qu'il estimait digne d'être adopté pour la production du thé.
"Je crois que notre thé est mal sélectionné. Pourriez-vous me faire parvenir par retour de coolie un petit échantillon de souchong aussi bien que de thé grossier? Je veux les comparer au produit de Sinagar. Ici, on emballe le thé froid. Si on le met chaud dans les caisses, comme à Ardjasari, il acquiert, dit l'oncle Eduard, un goût de savon. Aussitôt après l'emballage, la caisse en plomb est soudée pour empêcher la pénétration de l'humidité." (p 108 et 109)
"Les seigneurs du thé" est l'histoire de Rudolf à Java, du choix de son domaine, Gamboeng, de son essartage, de la naissance, dans la douleur et la sueur, de sa plantation de thé, des récoltes, de son établissement et de son essor. Une fresque historique, sociale et technique dans le Java colonial, cette contrée du bout du monde où la feuille délicate et verte du théier naît, est cueillie, transformée et consommée aux quatre coins de la planète. On grimpe dans la montagne, on transpire dans la forêt chaude et humide, on rencontre aussi de grands fauves au détour d'une jungle encore vierge.
"Il connaissait encore de tels instants de pur bonheur quand, après la tourmente, sortant de la forêt vierge toute dégoulinante, ou au matin, ouvrant sa porte, il voyait se déployer sous ses yeux le grandiose panorama des sommets environnants: le Gedeh à l'arrière-plan offrait toutes les nuances de bleu et de violet, tandis que tout près se dressaient, majestueuses, les trois cimes du mont Tiloe. Chaque fois, il éprouvait le sentiment que ce paysage - même s'il pensait le connaître maintenant pour l'avoir parcouru en tous sens - menait une existence propre, repliée, indéchiffrable. Il comprenait aussi pourquoi, pour les habitants de ce lieu, chaque pierre, chaque torrent avaient une âme, un nom, détenaient un pouvoir surnaturel." (p 127)
"Les seigneurs du thé" est aussi le récit d'un mode de vie, d'une vision du monde, l'histoire d'un couple qui se construit sur le labeur, l'épargne de chaque centimes, l'éducation un peu sauvageaonne des enfants, et surtout sur les frustrations et les aspirations avortées de Jenny, l'épouse de Rudolf, qui au fil des années intériorise son désarroi jusqu'à ce qu'elle arrive au bord de l'abîme...sans que son époux s'en aperçoive, empreint de la vision patriarcale du couple. L'indifférence des choses de l'affect et des envies d'horizons autres que ceux de la plantation amène Rudolf à être aveugle et sourd aux souffrances de Jenny: pour lui une épouse n'a pas à avoir d'état d'âme et doit se soumettre au désir de son époux, porter des enfants même s'ils ne sont pas tous désirés (les scènes où les annonces de grossesse disent bien le ressenti de la femme, la scène où Jenny évoque sa fauche-couche, véritable soulagement pour elle), loin s'en faut! Que d'histoires douloureuses sur les pentes de Java, vécues par les femmes mais aussi les hommes! Ainsi, la vie presqu'entière de Rudolf passée à rechercher l'approbation parentale, à quémander, maladroitement certes, la moindre once de fierté paternelle, à se comparer sans cesse avec son frère cadet et à lui reprocher d'amener à soi les honneurs qui devraient lui revenir....les jalousies et les non-dits au coeur des familles sont encore plus dévastateurs que le labeur sur les pentes escarpées des plantations! Rudolf, à l'automne de sa vie, a réussi à créer une plantation magnifique à partir de terres en friches, vit dans l'aisance mais au bout du compte est passé à côté de l'essentiel...l'amour et la santé de sa femme. Tout cela serti dans la luxuriance végétale des Indes Néerlandaises, entre les cueillettes chantantes, le thé du soir, les tables de riz des dimanches citadins, les courses hippiques, début de la saison mondaine, et les congés en terre hollandaise pour parfaire l'éducation des enfants.
Hella S.Haasse, entre fiction et documentation historique à partir de correspondances épistolaires, offre un roman d'où s'échappent nostalgie, splendeur époustouflante des paysages javanais et photographies d'une société coloniale au dessous douloureux. Son écriture est un voyage de senteurs au cours duquel on ne peut s'empêcher de se préparer une tasse de Souchong pour se laisser emporter sur les chemins tourmentés de Java!
Roman traduit du néerlandais par Anne-Marie de Both-Diez
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Titre de mon défi "Le Nom de la Rose"