De fait, c'est un rythme qui vous embarque : aliénas et blancs y jouent un rôle moins de points d'orgue que de ruptures et reprises de souffle, une partition qui n'est pas celle de la syntaxe, dans l'ensemble réduite à l'os : la parataxe est de mise, souvent un simple " et " qui se répète en attendant qu'on trouve le mot suivant, la subordination se limite globalement à quelques rares relatives. L'usage de la répétition est efficace, que hachent les virgules : les petits mots d'usage, les plus faciles (pronoms, prépositions, coordinations), ceux que d'habitude on n'entend pas mais sur lesquels le poète bute et du même coup nous fait entendre. Il s'agit d'abord de dire ensemble un excès et un défaut, une poussée dans la langue et son insuffisance. Poésie ainsi du bégaiement, dit-il dans le même entretien : celui du trop plein des sensations qu'on ne sait pas organiser, celui d'un trop plein de mots dont peut-être on éprouve que si peu sont les bons ... mais il y a l'urgence du rythme au-dedans, alors on bégaie comme un scat : " et tout // tout est, tout, comment dire, je, // je peux tout perdre " (p. 8) ; " je ne veux rien de tout cela, ni, non, je, // je veux tout raturer " (p. 41) ; " on ne va non, / on, non, on ne va pas faire long feu " (p.51) ; " qui que tu sois tu fais, // tu, tu fais partie " (p.57), ...
C'est ainsi des coulées franches d'une langue éruptive, jamais à l'équilibre, car celui qui parle est, comme sa langue, en formation. Ce recueil donne à entendre la voix, les voix d'une adolescence désœuvrée, à qui le monde ne laisse pas encore de place (" dans cette ville qui n'a pas voulu de nous ", p. 45), sans compter que l'avenir n'est pas franchement engageant (" dix ans,// douze aux chômage oui nos papas ", p. 24) : on ne peut que marcher solitaire dans les rues (p. 33-34), plus souvent s'allonger dans l'herbe, ce " peu d'espace / qu'on veut bien nous laisser " (p. 47), durant mille vendredi toujours pareils (p. 29), avec " ma bande à rire " (p. 9), meute de chiens (p. 9 ; p. 61) pas toujours tendres.
Ils sont douze, ont treize ou quatorze ans (p. 14). Ils parlent, boivent beaucoup et trop, vodka et bière (bientôt on sera des adultes) et du sucre (mais on est des enfants), mangent mal et trop (les " barquettes " de poulet qui sentent le K.F.C., p. 16), grossissent - ce qui ajoute au mal-être (p. 27) (beaucoup de sucre mais aucune mièvrerie) ; ils fument (là aussi beaucoup, trop et puis n'importe quoi, pourquoi pas de la terre) se désirent, se touchent et se découvrent eux-mêmes au contact de l'autre (p. 49).
C'est cet âge incertain, superbement rendu, qui oscille péniblement entre l'enfant et l'adulte : le corps se transforme et on découvre qu'on a un " ventre " (leitmotiv tout au long du recueil), mais encore les bras faibles, des allumettes pour tout muscle (p. 33) et les " poumons, tout petits tout//jolis " (p. 12) de " l'embryon viril " (p. 31). Et ce n'est pas seulement le corps, on a encore les souvenirs (un bain et la comptine, p. 38), les réactions et attitudes (" l'enfant timide aux bras ballants ", p.32), les mots simples de l'enfance (papa, maman, gentil, joli, etc). Puisqu'on est si peu sûr de soi, si peu viril mais " fendu " déjà (p. 28, 30-31), on joue sans trop y croire à l'homme : fumer et boire on l'a dit, cracher par terre, insulter les mères (p. 14, p. 16), en bref " nous souillons / nos mains [...] nos cheveux gras, nos mères/et la membrane de nos pauvres cœurs " (p. 21).
C'est que l'âge d'homme inquiète : " rien de moi n'est un homme " (p. 13) se désole-t-on, plus loin on précisera : " voici la vérité. puceau " (p. 43). On ose des mots crus, sans équivoque, comme l'adolescent qui se rassure en jouant à qui parle le plus fort et rit un peu trop gras. Le lecteur est baigné dans cette atmosphère, un peu moite, ensuquée et touffue. Vers la fin du recueil, apparaît le premier intérieur, le " cigare " remplace les " clopes " roulées (p. 54), et il y a enfin un " tu ", énigmatique, qui élargit le cercle (p. 57), dont on ne saura pas le " joli prénom ", mais qui " restera//comme// une// pierre " pour " laver la poitrine " (p. 58).
Poésie d'une sensualité adolescente pas encore dégrossie dont le " ventre " serait le foyer, un peu poisseuse et maladroite (l'adolescence, pas la poésie, elle qui nous semble très mûre, juste et sans fanfaronnade). À quoi s'ajoutent la révolte et la colère (p. 28-29), un peu de tristesse et une grande paresse (p. 47), des bouffées de désir et des velléités (p. 35) de celui qui ne sait pas, et c'est bien son problème, encore clairement ce qu'il veut.
Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond
Victor Malzac, Dans l'herbe, Cheyne, prix de la vocation, 2021, 62 p., 16€
lien de l'article, (31/01.22)
On peut aussi lire quelques extraits du livre, parus dans l'anthologie permanente de Poezibao.