Le classement des vins de Bordeaux est une longue histoire.
Riche en rebondissements.
Mais je devrais dire leS classementS.
Des "S" ?
Ce n'est pas que j'ai décidé de me risquer à l'écriture dite inclusive mais plutôt que ce classement, on en connait au moins deux versions : le 1855 et, initié un siècle plus tard, le classement des vins de Saint-Emilion.
L'un et l'autre n'en finissent pas subir des secousses qui font le bonheur des commentateurs de tout poil.
Ici, je ne reviendrai pas - ou très peu - sur le 1855 que j'ai déjà abordé dans un billet déjà ancien et me consacrerai donc au classement de Saint-Emilion.
Ces derniers temps il subit un regain de commentaires du fait de diverses actions en justice à l'encontre tant de celui qui date de 10 ans (à peu près) que de celui qui se prépare.
Oui : le cas du précédent n'est pas encore réglé que, déjà, le suivant est attaqué ... et/ou compromis par le retrait de certains des leaders.
Comme souvent ce sera mon prétexte pour replonger (avec bonheur) dans tel ou tel ouvrage vitivinicole relativement ancien qui sommeile sur mes étagères. Afin d'essayer d'y trouver des échos à l'actualité, et des éclairages sur cette dernière. Voire un consensus mêlant histoire et terroir.
Il se trouve que je possède un manuscrit, qui est le cours de viticulture donné à Paris Grignon en 1893 (du moins la page consacrée à Cognac porte-t'elle la date du 10 janvier 1893). Ce sera mon point de départ.
Ce n'est pas Cognac, mais Saint-Emilion qui m'intéresse.
Et entre autres choses ce manuscrit nous apprend que les vins de Saint-Emilion sont longs à se faire en bouteille ("après 6 ou 7 ans"), que " ce sont les bourgognes de la Gironde" et que leur prix est de 2000 F le tonneau.
Le preneur de notes parle de crus à : "St Emillion, St Hyppolithe et Ste Foi la Grande".
Dans "Ampélographie française" (dont je n'ai que la deuxième édition, parue en 1857) Victor Rendu est bien plus précis.
Tant à propos de l'encépagement ("le Noir de Pressac" est le Cot, ou Malbec) et des techniques vitivinicoles que des meilleurs terroirs.
C'est chez W. Franck, dans son "Traité sur les vins du Médoc et les autres vins rouges et blancs du département de la Gironde" (1845, pour la deuxième édition) que l'on trouvera plus d'éléments à propos des cépages : "Les meilleurs cépages rouges cultivés dans les vignobles de Saint-Emilion sont le Merleau, les deux Vidures ou Rouchet, le Malbeck connu sous le nom de Noir de Presac, du nom du propriétaire qui l'y multiplia.
On cultive aussi dans quelques crûs La Chalosse Noire : grains oblongs très gros, grappe fournie rendant assez abondamment.
Le Teinturier, pampre incarnat, feuille glabre, blanchatre et cotonneuse au revers ; grains ronds et serrés, grappe courte. Il n'est employé que pour la couleur qu'il donne.
On doit observer que le nombre des cépages cultivés est toujours en raison inverse de la bonté des produits ; dans les vignobles où se recueillent les grands vins, on ne rencontre jamais qu'un petit nombre d'espèces.".
Revenons au lieu : si Rendu évoque certains de ceux qui ne sont pas encore des satellites, il cite aussi les meilleurs terroirs.
Et l'on commence à voir paraître quelques noms connus : tout d'abord les plateaux de la Madeleine et de Saint-Martin, mais aussi les côteaux de Soutard et du Cadet ou bien les secteurs de Figeac et du Cheval-Blanc.
Plus loin, à part, il évoque "Canon, petite portion du Fronsadais" qui donne "un vin très généreux, ferme et très coloré, très distinct du vin de Saint-Emilion" qui "se vend plutôt au-dessus qu'au-dessous des prix de Saint-Emilion".
On peut aussi aller voir vers chez P. Mouillefert, et parcourir son "Les vignobles et les vins de France et de l'étranger" (1891), un ouvrage riche de superbes cartes et de nombreuses informations.
De là à supposer que le manuscrit est une transcription de son cours ...
Au delà de divers aspects techniques on lit aussi, on lit surtout, une courte liste des meilleurs crus de Saint-Emilion ... dont nombre des premiers d'aujourd'hui, à l'exception notable d'Ausone et d'Angélus (pourtant Ausone existait déjà !).
Selon Mouillefert, Saint-Emilion compte alors 63 premiers crus. Mais il ne les cite pas tous.
Les amateurs de précision - pour ne pas dire d'exhaustivité - devront donc aller voir chez Cocks et Feret.
Je me sers ici de mon exemplaire de la 3ème édition, la première à être aussi détaillée (elle date de septembre 1874).
Là nous trouvons :
- le Crû Ausone (Vve Lafargue), qui produit 10 tonneaux
- Château Canon (comte de Bonneval), 25 tonneaux
- Château Cheval-Blanc (Laussac-Fourcaud), 60 tonneaux
- ainsi que de multiples "Pavie".
Car s'il y a le Pavie que nous connaissons aujourd'hui on trouve aussi ceux qui vont donner naissance à Pavie-Macquin ... car Albert Macquin n'est pas encore arrivé mais il y a bien les propriétés qu'il achètera :
* Puygenestou-Naudes (15 tonneaux),
* Pavie Chapus (10 tonneaux),
* une partie de Pavie-Pigasse (30 tonneaux pour l'ensemble de la propriété),
* Pavie Dussaut (5 tonneaux),
* La Serre (12 tonneaux).
L'approche d'Albert Macquin me semble intéressante (et je ne fais pas référence à son travail sur le greffage et, donc, la sauvegarde du vignoble Libournais).
De quoi s'agit-il ?
Il achète et assemble des propriétés préexistantes qui sont connues et reconnues en tant que 1ers crus, et le fait pour créer un 1er cru.
Son 1er cru.
Ce qui ressemble furieusement à une fusion des approches et des classements bourguignon (le terroir) et bordelais (la propriété ... et l'assemblage).
Et, surtout, à une méthode incontestable (incontestable, le vin me semble l'être, aujourd'hui. Mais c'est un autre débat).
Retour à Cocks et Feret : faute de mention des surfaces il faudra se contenter des productions en tonneaux ... que l'on pourra tenter de rapprocher des rendements avancés par Victor Rendu dans "Ampélographie française" : "Les vignobles [de Saint-Emilion] réputés pour la qualité de leurs vins ne rendent pas plus de six barriques, soit 13 hectolitres 68 litres, en moyenne, par hectare ; dans les vignes communes, on obtient près du double.".
Nota : dans cette édition du Cocks et Feret, parmi les 2èmes crus de Saint-Emilion, on trouvera mon cher Matras - dont j'ai récemment bu ma dernière bouteille de son si beau Ermitage de Matras (2001) - et ses 50 tonneaux d'alors, mais aussi "A Mazerat" (Souffrain, de Limoges), pour 40 tonneaux. Ce dernier étant, si j'ai bien compris, le point de départ d'Angélus.
J'ajoute que dans ce même ouvrage on trouve une nouvelle référence à la Bourgogne quand on en vient aux vins de Saint-Emilion :
"On les a appelés les bourgogne de la Gironde, et leur réputation, très ancienne, grandit tous les jours. Une médaille d'Or collective a été accordée aux 1ers crus de Saint-Emilion à l'exposition universelle de 1867".
Tout çà pour en venir où ?
Pour en venir exactement au même constat que celui que je fais à propos du classement de 1855 : lorsque l'on s'intéresse au sujet on se rend compte que le XIXème siècle fourmille d'auteurs et d'ouvrages, sans cesse réédités, qui font un large consensus sur les terroirs d'intérêt et les propriétaires les plus à même de les mettre en valeur (certains évoquent même les propriétaires capables de sublimer leur terroir ... ou de le galvauder).
Bref, dire que la qualité donc le classement des vins de Saint-Emilion reposait sur le lieu, sur celui qui le mettait en valeur grâce aux choix des bons cépages et des bonnes façons culturales - sans oublier le travail au chai - et sur la régularité des résultats obtenus.
Ce qui menait à des niveaux de qualité, donc de prix, connus et clairement définis.
Ceci dit tout en sachant que ces mêmes commentateurs ne sont pas dupes, du moins si l'on en croit Edouard Feret dans son délicieux "l'art d'avoir une bonne cave avec peu d'argent" (1870) :
"Deux éléments entrent généralement dans l'estimation d'un objet de grand prix, nous dirons dans l'estimation de toute espèce de chose : la rareté et la valeur intrinsèque de l'objet.".
Pour finir je me contenterai d'observer que si, au XIXème siècle, les vins de Saint-Emilion étaient très bourguignons - surtout les 1ers crus -, il me semble que leur classement l'était tout autant !
En plus d'être consensuel.
C'était le bon vieux temps.
Je précise, comme à chaque fois - que je ne l'oublie pas - que les ouvrages cités faisant partie de ma collection privée, je me ferai un plaisir de faire parvenir des photos de telle ou telle page à qui en ferait la demande (et ne serait pas trop pressé).