J’avais écrit en 2010 un article évoquant la situation du thé au Japon et dans le monde. Nous sommes en 2022 est l’article est forcément un peu daté, bien que les chiffres eux-mêmes restent pertinents par rapport à leur époque. Il est temps de faire un nouvel état des lieus.
Consommation
En 2010, l’image du Japon comme pays du thé, où cette boisson est un élément sacré du quotidien était déjà très bien étriquée. Il faut dire que cette image particulière n’a de toute façon jamais était une réalité, et n’a jamais été qu’un mirage aux yeux d’occidentaux en quête d’un Orient rêvé. Néanmoins, le thé japonais a été, depuis les années 60 un produit de très grande consommation. S’il n’a jamais obtenu aux yeux des japonais une grande valeur, il n’empêche que sa présence était importante dans les foyers.
En 1970, après une progression considérable dans les années 60, la consommation annuelle de thé japonais par foyer était de 2,097 g (par personne 527 g). En constante régression, ces chiffres étaient en 2020 de 791 g / foyer (266 g / pers.).
Néanmoins, en 2021 on observe une progression avec 827 g / foyer (280 g / pers.). Cela semble être une bonne nouvelle, mais ce chiffre est très probablement soutenu par un temps plus important passé à la maison en raison de la pandémie de covid-19.
(Pour référence, en 2020 la consommation annuelle de café au Japon par personne était de 3400 g ! il s’agissait d’une augmentation constante depuis les années 60 bien qu’il semble qu’un plateau ait été atteint depuis le milieu des années 2010.)
En fait, comme je l’ai déjà évoqué à de nombreuses reprises, le sencha, thé vert le plus représentatif du thé japonais, n’est devenu un produit de grande consommation, c’est à dire accessible au plus grand nombre, que depuis la période de haute croissance des années 60. Auparavant, le sencha s’était, rappelons-le, développé durant la 2ème moitié du 19ème siècle comme produit d’exportation, deuxième moteur de croissance après la soie à l’époque. Le marché intérieur était très réduit et limité aux élites et à une certaine bourgeoisie citadine, dans un pays encore essentiellement rural. Non pas qu’on ne consommait pas de thé dans les campagnes, mais on y consommait des thés plus simples, des bancha traditionnels régionaux, comme boisson du quotidien ou composante du repas. Dans les années 60, les marchés d’export pour le sencha sont perdus, mais avec l’exode rural toute une partie de la population n’a plus accès à son bancha du quotidien, avec de plus la hausse du niveau de vie, le nouveau marché pour le sencha est tout trouvé. Les marchands de thé se régalent, tout se vend, pas besoin d’explication ni d’éducation, jusqu’au début des années 80, c’est un nouvel âge d’or pour l’industrie du thé. Mais le sencha devient aux yeux de tous un produit vulgaire, sans intérêt, sans valeur. Thés étrangers et café deviennent les stars du goût. Pour les anciennes générations en particulier, si le thé reste souvent présent dans le quotidien, c’est un thé très bon marché, le sencha n’étant pas considéré comme quelque chose qui mérite qu’on y dépense de l’argent (imaginez bien qu’il en va de même pour les théières).
Aujourd’hui, les japonais ne connaissent pas leur thé, ils ne s’y intéressent pas et nombreux sont les foyers à ne pas posséder de théière. Évidemment personne n’a la moindre notion de comment infuser un sencha. Personne n’a bien sûr une quelconque idée de l‘existence par exemple de cultivars pour le thé, alors que tout le monde connaît cette notion pour le riz, le raisin, les pommes, les patates douces, etc. Tout le monde a déjà entendu le mot Yabukita, mais personne ne sait vraiment de quoi il s’agit... Ceci dit, je me demande quel est le niveau de connaissance de la question de cépage pour le vin en France ?
Devant cette situation, certains accusent les produits en bouteille. Je pense que cette analyse est erronée, car le côté simple, pratique, à boire en grosses quantités, en font les descendantes directes des bancha traditionnels. Les thés en bouteille viennent donc combler le vide laissé par la quasi-disparition des bancha traditionnels, et pas mettre en danger sencha, gyokuro et matcha, traditionnellement des produits de goût, des objets de plaisir et de distraction. C’est ne pas avoir pris la peine de les présenter comme tels qui a éloigné les japonais de ces thés pourtant si riches.
La position du thé japonais dans la restauration est également significative. S’il y a des cafés à tous les coins de rue au Japon, aucun ne propose de sencha sur la carte. A la limite on trouvera du matcha latte. Pour trouver du sencha sur une carte il faudra se rendre dans un, très rare, salon de thé spécialisé dans le thé japonais. Dans les restaurants, les cartes proposent café et thé noir en fin de repas, jamais de sencha. Certains restos proposent du hoji-cha, mais il s’agit seulement d’un remplacement de l’eau, gratuit. Là encore, le thé japonais a beaucoup de mal à obtenir un statut égal au café et aux thés étrangers.
Beaucoup de touristes au Japon sont surpris de la grande difficulté d’y trouver du thé.
Par ailleurs, les anciens (les + de 60 ans disons), toujours attachés comme nous l’avons vu à acheter du thé très bon marché, sont prompts à dire que les jeunes s’éloignent du thé... mais à qui la faute ? qui n’a pas fait boire à ces jeunes de bons thés de qualité ? et puis je réponds toujours à ces anciens que non, aujourd’hui, les clients qui s’intéressent réellement au thé, qui sont prêts à investir dans une théière correcte, sont précisément les jeunes (je dirais les 30-40 ans).
Enfin, il faut ajouter que si l’on ne dépense pas pour le thé pour soi-même, il a été pendant longtemps un cadeau de choix. Lors des enterrements d’une part (le lien historique avec le bouddhisme est évident), mais aussi comme cadeaux de oseibo en fin d’année ou de ochûgen en été. Ce sont souvent des sets de plusieurs thés, pas forcement toujours de très grande qualité, mais toujours dans des boites et emballages très luxueux. Cette pratique fut très importante, certaines boutiques pouvaient faire la part la plus importante de leurs ventes en fin d’année. Ces habitudes tendent à se perdre, et quand elles perdurent, le thé est remplacé par d’autres produits.
Production
La surface cultivée de thé au Japon atteint son apogée en 1980 avec 61,000 ha. En 2021, ce chiffre n’est plus que de 39,000 ha. Pour ce qui est de la production, avec un pic en 1975 avec 105,446 t, en 2020 le chiffre et de 81,700 t. En 2021, on note une baisse très importante avec seulement 69,800 t, mais semble s’expliquer par une certaine frilosité dû à la crise du covid-19. Au regard de la hausse relative de la consommation de thé en 2021, ce pari fut peut-être une erreur.
A propos du rapport surface cultivée / quantité de production, il faut noter deux choses.
D’une part, ces deux données ne sont pas proportionnellement liées. En effet, sur une surface donnée, il ne sera parfois fait qu’une seule récolte, alors qu’ailleurs, il pourra en être fait quatre. Ainsi la quantité produite par surface varie grandement d’un endroit à un autre.
D’autre part, si la production semble descendre moins vite que la surface, ce que cette production est boostée à partir des années 80 par des récoltes des feuilles grossières pour la production de thé en bouteille.
Ainsi, on comprend que si le nombre de producteurs baisse naturellement lui aussi, la surface cultivée par producteur tend à augmenter.
Beaucoup de producteurs abandonne la production de thé, ou tout du moins partent en retraite sans successeur. La raison est évidente. Ce métier ne permet pas de gagner sa vie correctement. Cette situation n’est pas la même partout, mais elle est particulièrement préoccupante dans les zones de montagne. Une balade dans les montagnes de Hon.yama à Shizuoka par exemple permet de constater très bien le malaise, tant le nombre de plantations abandonnées est important. Dans ces zones, les conditions de travaillent sont plus difficiles, et les thés souvent moins chers que ceux des plaines. Au printemps, au moment des 1ères récoltes, ce sont les thés qui arrivent le plus vite sur le marché qui se vendent le plus cher.
Sur ce plan, ce sont les thés de Kyûshû, très standardisés, ombrage, fukamushi, torréfaction forte, qui s’en sortent le mieux, répondant aux goûts des consommateurs, Japonais comme étrangers, pour des sencha sans profondeur certes, mais avec beaucoup d’umami, un parfum sucré et une belle couleur verte opaque.
Le prix moyen au kilo du sencha (aracha) toutes récoltes confondues était en 2004 de 2,000 JPY / kg (un peu moins de 3,000 pour les 1ères récoltes uniquement), en 2021 cela descend à 1,088 JPY / kg (1,710 pour les 1ères récoltes). Dans un contexte de constante inflation au Japon, les choses ne sont évidemment plus tenables. Si cela concerne évidemment en premier lieu les producteurs, cela affecte aussi toute l’industrie, on vend moins et moins cher. On comprend que les boutiques soient aussi de moins en moins nombreuses.
Néanmoins, un phénomène nouveau est le retour des exportations de thé.
En 2001, le Japon exportait 599 t de thé, en 2021, 5274 t, soit le chiffre le plus haut jamais enregistré. Les destinations les plus importantes sont dans l’ordre, les USA, Taiwan, l’Allemagne (hub de redistribution vers l’UE), Singapour, le Canada.
Il faut garder en tête que ces chiffres restent très largement dominés par du matcha bon marché et autres thés en poudre. En 2020, 45% du volume total était du thé en poudre (matcha, funmatsucha), et si l’on regarde seulement le volume exporté vers les Etats-Unis, cette proportion monte à 71%. En revanche, seulement 34% en UE, 7% à Taiwan, les thés japonais en feuilles, sencha, gyokuro, mais aussi probablement genmaicha, hoji-cha y sont appréciés (il ne faut pas se faire trop d’illusion sur le thé japonais à Taiwan, le prix reste très bas, avec beaucoup de sencha bas de gammes destinés à produire sur place des produits en bouteille).
Si les quantités exportées augmentent, le prix moyen au kilo de ces thés augmente aussi doucement, ce qui est une très bonne chose (même si l’on reste globalement dans du bas de gamme).
Pour conclure, il est vrai que pendant toutes ses années, les acteurs du secteur sont toujours restés sur leurs blends anonymes, sur un modèle de vente basé sur des gammes de prix et non pas sur des spécificités de goûts. Aujourd’hui encore umami et astringence sont la plupart du temps les seuls mots utilisés pour décrire un thé. Lorsqu’on propose un thé avec des caractéristiques aromatiques inscrits sur la carte de prix en boutique, les japonais pensent qu’il s’agit d’un thé parfumé. Fondamentalement l’idée est que tous les thés sont pareils avec quelques variations dans l’umami. Pour illustrer ce problème du manque de variété, du manque d’effort des vendeurs dits spécialisés, l’évolution du lieu d’achat du thé est aussi significative.
En 1999, 38 % du thé japonais est acheté en boutique spécialisée, et 29% en supermarché, en 2016, 26% en boutique contre 35% en supermarché, et en 2021, seulement 15.7% en boutique contre 48.7% en supermarché.
Une première chose que l’on peut dire c’est que pour beaucoup, on ne voit pas la différence entre un thé acheté en supermarché et celui acheté en boutique spécialisée. Il est vrai que face aux blends anonymes des vieux acteurs de l’industrie de détails, les thés de supermarché n’ont souvent rien à envier. Certains supermarchés hauts de gamme proposant même des single origin de qualité que les vieilles boutiques spécialisées n’osent pas proposer, par crainte, compréhensible, de ne pas réussir à les écouler.
Il existe bien sûr quelques anciennes boutiques spécialisées très pointues, mais elles sont franchement rares, ou alors sont plutôt de nouveaux acteurs passionnés qui sont le plus souvent des salons de thé à la mode depuis la fin des années 2000 et non pas des détaillants.
Vendre du thé est difficile. Mais on peut tout de même observer un embryon d’intérêt nouveau des jeunes générations pour le thé, pour le thé en tant que produit gourmet, produit passion.Cela me semble notoire depuis 2015 environ, avec une présence médiatique plus importante, concentrée autour du single origin, des cultivars, de la richesse inconnue des parfums, ce qui change des sempiternels soi-disantes vertus médicales du thé.
Le petit engouement autour du thé noir japonais est aussi un vecteur de dynamisme extrêmement important. Cela permet de faire valoir auprès de consommateurs complètements tournés vers les thés étrangers la richesse de la production japonaise, au travers d’évènements essentiellement.
Cette situation qui reste très noire trouve bien sûr un écho logique avec ce qui se passe dans les petits univers des kyûsu-shokunin, artisans spécialisés dans les théières, Tokoname-yaki et Banko-yaki. Avec une moyenne d’âge très élevée, peu d’artisans Tokoname n’ont de successeurs, même si l’arrivée de quelques jeunes ces dernières années donne un peu de fraîcheur. Banko-yaki est dans une situation plus critique encore, avec quasiment plus aucun artisan en activité, et un seul jeune. La difficulté de la technique nécessaire pour fabriquer une théière digne de ce nom associé à des prix très bas, font que peu de jeunes potiers désirent se lancer dans cette voie.
Il m’est difficile de finir sur une note vraiment positive. Je pense que toutes les difficultés viennent d’abord de conditions historiques et culturelles, et d’une évolution trop rapide d’une société qui n’a pas su intégrer le thé en tant que produit gourmet. Bien sûr, rien n’est encore trop tard. Je crois aussi que la baisse de la production n’est pas un problème en soi. Le problème est la baisse des prix et la peur de se tourner vers le haut de gamme. Produire moins mais mieux est la seule solution dans un pays comme le Japon où le niveau de vie et les coûts de production sont parmi les plus hauts au monde. L’éducation du marché, ainsi qu’une politique plus réfléchie d’exportation sont deux éléments essentiels selon moi.