Czesław Miłosz – Dédicace

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Toi que je n’ai pu sauver
Entends-moi.
Tu dois comprendre ces mots simples, d’autres me feraient honte.
Je te jure, mon langage n’est pas ensorceleur.
Je te parle au moyen du silence,
Tel un nuage, tel un arbre.

Ce qui me fortifiait était pour toi mortel.
Tu confondais l’adieu à une époque et le commencement d’une époque nouvelle

Le langage de la haine et la beauté lyrique,
La force aveugle et la forme accomplie.

Voici la vallée polonaise aux fleuves peu profonds. Et un immense pont
S’avançant dans un brouillard blanc. Voici une ville brisée,
Et le vent sur ta tombe jette des cris d’oiseaux
Pendant que je te parle.

Que signifie une poésie qui ne sauve
ni peuple ni nation ?
Une complicité avec les mensonges officiels,
La chanson d’un pochard dont la gorge sera tranchée demain,
Lectures pour jeunes étudiantes.
J’ai désiré sans le savoir une bonne poésie,
Et découvert, tardivement, son but salvateur ;
Cela, et cela seul, peut sauver les valeurs.

Ils versaient sur les tombes du millet ou des grains de pavot
Pour nourrir les morts qui reviendraient en oiseaux.
Je dépose ici ce livre pour toi, qui vécus autrefois,
Pour que tu ne nous visites plus.

***

Czesław Miłosz (1911–2004)Enfant d’Europe (L’Âge d’Homme, 1980) – Traduit du polonais par Monique Tschui et Jil Silberstein.