Les Misérables, Ladj Ly, 2019 (Disponible en VOD)
Je rattrape enfin Les Misérables de Ladj Ly, le fameux, encensé de tous les côtés à sa sortie en 2019 pour sa vision dite " réaliste ", " débarrassée des fantasmes " sur les banlieues en France. Je savais plus ou moins que le film racontait l'histoire d'une bavure de la BAC, la Brigade Anti-Criminalité déployée dans les zones à risques au contact quotidien avec la délinquance.
En plus, ça tombe bien, j'ai vu Bac Nord au cinéma l'année dernière, décrit comme le pendant ultra-droitier du film de Ladj Ly. J'allais pouvoir compter les différences.
Alors comment ce film qui " casse les codes " réactualise le film de banlieue depuis La Haine ?
Eh bien déjà on perd le quotidien des habitants. Ici, comme dans Bac Nord, on épouse le point de vue de cette fameuse patrouille de la BAC. Sur un mode finalement pas très réaliste qui sent bon d'emblée l'artifice d'écriture des scénaristes (Ladj Ly, mais aussi Giordano Gederlini, auteur entre autres de Samouraïs, un gros nanar ; et Alexis Manenti, acteur qui n'a écrit avant cela que le court-métrage Les Misérables de Ladj Ly, qu'ils adaptent ici pour le format long), le film nous embarque avec trois personnages qui semblent assemblés ici pour nous détailler, en gros, trois nuances des forces de l'ordre.
Il y a Chris, le chef, bien marqué à droite avec ses réflexions racistes et ses méthodes musclées ; Gwada, seul noir de l'équipe, qui vient du quartier sans que cette donnée, lâchée dans le dialogue, ne soit réellement mise en scène, plus modéré mais par qui la bavure arrive et enfin Stéphane, fraichement débarqué de Cherbourg, qui ne connait rien à la banlieue parisienne et qui est présenté comme le flic " de gauche ", qui s'interpose entre ses collègues et les individus qu'ils veulent molester, et qui a un regard critique sur leur mission et leurs actions. C'est peu ou prou le même trio que dans Bac Nord.
Et voilà déjà le premier problème du film. Loin de nous détailler par le menu le caractère systémique de la violence prodiguée en banlieue par les seules forces de l'ordre qui y naviguent, la petite cellule par les yeux de qui nous regardons Montfermeil n'est rien de plus qu'un agrégat d'individus différents qui n'ont pas la même vision de leur mission (dont on ne connait pas les grandes lignes, d'ailleurs, ni vraiment leur rapport à la hiérarchie, à part une scène caricaturale avec Jeanne Balibar) et qui sont en conflits les uns avec les autres sur les méthodes employées.
Pour autant, les personnages sont tout de même rendus sympathiques par leur manière d'aborder les habitants comme des connaissances dont ils prennent des nouvelles, comme s'ils n'étaient rien de plus que des flics de proximité. Ils s'occupent d'ailleurs d'un problème de stand sur le marché, rendant service à la figure de chef local de Lemaire, dont on nous dit qu'il a un rôle de médiateur avec la véritable Mairie, sans que l'on nous montre, à aucun moment, les élus municipaux et la nature de leur relation avec ce personnage.
Dans le contre-champ, les individus qui composent ce quartier de Montfermeil n'ont guère droit à plus de présence à l'écran. Ce sont pour la plupart des enfants, d'ailleurs, qui semblent livrés à eux-mêmes, mais le film ne détaille pas vraiment leur quotidien, ni celui de leurs parents. Si le quartier est un peu plus incarné que dans Bac Nord, il n'existe que pour ses interactions avec les agents de la BAC.
Comment est-il mis en scène ? Comme n'importe quel film de banlieue dont il entendait casser les codes. Il y a des jeunes qui se regroupent en bas des immeubles, des ordures qui traînent, des enfants par grappes sur les terrains de skate ou de basket. Quand on se parle, la discussion se tend toujours vers l'affrontement verbal, insultes ou simples vannes.
Le film fonctionnant toujours sur un régime d'efficacité, il ne détaille jamais la vie quotidienne. On souligne l'extraordinaire (comme les " médiateurs " qui aident les mamans avec leur panier de courses quand l'ascenseur est en panne, ou encore cette rapide séquence sur la pratique de la " tontine ") par des plans brefs toujours commentés par les personnages, jamais par une mise en scène impliquée. Du coup, le film n'investit jamais les problématiques économiques et sociales de la banlieue, n'en propose aucun état des lieux.
Il partage avec Bac Nord ce régime de montée en tension, du point de vue des flics qui fautent donc, et qui vont se retrouver coincés par une horde de jeunes dans un immeuble. C'est peut-être un peu mieux mis en scène, un peu mieux filmé (quoique ça se discute), mais rempli d'idées graphiques qui ne soulignent que l'artifice. Exemplairement ce drone, piloté par un gamin, témoin de la bavure là où l'on aurait plutôt attendu un smartphone. À quoi sert-il ce drone, en fait ? Aux jolis plans aériens sur les barres d'immeubles, au fond ce que faisait déjà La Haine de Kassovitz. Une idée reprise avec insistance dans le film, qui se voudrait être le moyen de cartographier la cité, mais qui ne sait que flatter l'oeil du spectateur. Et même quand ce drone termine explosé contre un mur, le spectateur aura droit, quelques minutes plus tard, à un autre plan aérien qui n'est donc plus justifié par le pilotage du personnage qui regarde la vie d'en haut, mais uniquement par une volonté d'illustration. Et à la fin, nous n'en saurons pas plus sur la géographie du quartier.
Les Misérables de Ladj Ly, loin de proposer un regard inédit sur la banlieue, est surtout le film d'un bon faiseur qui échoue à incarner politiquement à l'écran les problèmes qu'il voudrait dénoncer. Pire, il réinvestit les pires clichés sur certaines communautés, comme les gitans venus s'installer pour monter un cirque, à qui l'on vole un lionceau. Présentés comme une galerie de personnages idiots et violents, leur chef va même jusqu'à s'enfermer avec le gamin voleur dans la cage du lion, lui maintenant la tête à proximité de la patte griffue de la bête visiblement énervée. Cela pourrait être une véritable anecdote, le problème est que le film ne les met en scène que sur ce mode là, l'effet est terrible sur le spectateur, sans nuances. On préférera voir ou revoir La BM du Seigneur et Mange tes morts pour avoir un regard plus nuancé et bienveillant - mais jamais complaisant - sur ces communautés.
Les Misérables n'est que le premier long-métrage de Ladj Ly, alors on a envie de lui pardonner cette inclinaison vers l'efficacité et le formalisme, cette envie d'épater la galerie. Mais s'il veut vraiment donner à voir ce qu'est la vie en banlieue, ou encore ce que c'est que d'être dépositaire de la violence légitime en tant que flic dans une " zone à risques ", il va devoir oser investir les espaces et ses personnages en les regardant vraiment évoluer dans leur quotidien. Sans ça, il ne fait que réactualiser les fantasmes de La Haine et nourrir ceux de Bac Nord.
Terminal Sud, Rabah Ameur-Zaïmeche, 2019 (Disponible en VOD)
Je découvre ce cinéaste grâce à quelques éloges adressées à sa filmographie dans le podcast de François Bégaudeau, La Geste Occasionnée. L'écrivain considère d'ailleurs qu'il est l'un des meilleurs cinéastes français en activité, avec Abdellatif Kechiche et Bruno Dumont. Comme je suis du même avis que lui, en ce qui concerne Kechiche et Dumont, il me fallait bien compléter la sainte Trinité entamée.
Je commence par Terminal Sud, parce que c'est le dernier sorti et que je me souviens vaguement avoir vu l'affiche quelque part. Il raconte l'histoire d'un médecin opérant dans un pays non identifié en pleine guerre civile. Le médecin est interprété par Ramzy Bedia, dans ce que l'on appelle un contre emploi, qui trouve là sans doute son rôle le plus intense et le plus dur.
Le dispositif du film lui-même est loin d'être conventionnel. On pourrait se croire en Algérie pendant les années noires, mais certains marqueurs temporels situent l'action de nos jours. De plus, nous reconnaissons, sans que le film fasse l'effort de le masquer, les rues d'une ville française qui se trouve être Nîmes. Les paysages sont de type méditerranéen, et la somme de tous ces indices provoque déjà une drôle de sensation, passionnante à explorer car tout évoque des conflits passés, mais c'est comme s'il prédisait un avenir proche. Le film reste volontairement dans ce flou pour mieux montrer que l'Histoire est sans cesse réactivée, dans des configurations différentes.
On ne connait pas grand chose des forces en présence, si ce n'est qu'il y a des militaires et des gens cagoulés. Le médecin, lui, est pris entre deux feux. Sa vocation se heurte aux projets politiques des uns et des autres, il lui faudrait choisir un camp ou quitter le pays, comme le suggère fortement sa compagne, mais lui reste attaché à sa nation et à sa vocation.
Si le film construit une réalité alternative, il le fait sans les artifices attendus, s'attachant à la stricte matérialité des choses. Il filme au plus près ses personnages, captant l'étau qui les enserre progressivement, en sachant s'attarder sur le quotidien, sur des séquences dont on dirait bêtement " qu'elles ne font pas avancer l'histoire " mais qui pourtant oeuvrent pour un intérêt plus grand et plus noble qu'un simple intérêt narratif : rendre sensible l'expérience vécue en zone de conflit et ce que cela veut dire de continuer coûte que coûte, jusqu'à se heurter aux forces qui nous dépassent.
Un film fort et précieux.