(Anthologie permanente) Pierre Vinclair, L'Education géographique

Par Florence Trocmé


Pierre Vinclair a publié récemment L’éducation géographique aux éditions Flammarion.
Extrait de 11. Trois poèmes à Hong Kong
À QUATRE HEURES du matin je me réveille au milieu d'un rêve désespéré, parce que sous sa pellicule d'extravagance il est banalement banal. Le rêve refuse de s'y résoudre et court puéril après l'originalité, poussivement truffant de déclarations d'improvisation l'étoffe grossière d'un scénario de lieux communs : s'il improvise vraiment il se perdra, il doit se raccrocher piteusement à des situations controuvées, trouvées dans des recueils de contes ou Cinq psychanalyses. Tu as cent ans de retard, dis-je à mon rêve démaquillé quand j'ouvre un œil ; sa queue de comète ne me laisse dans la bouche qu'un goût de carton beige comme un cliché du genre « C'est quand on le perd qu'on se rend compte de la valeur de quelque chose ». Pouah ! Quatre heures du matin ! Chaleur à décorner les bœufs dans la boîte en plastique, blanche, posée sur la terrasse comme au sommet d'un immense escalier de pierres le temple aztèque, la pyramide. Je suis comme une momie, pourrissante dans une chambre d'amis d'amie, je n'ai pas mon ordinateur. Même mon carnet orange est en bas dans le bureau. Il va falloir que je me rappelle toutes ces phrases, les graver dans ma tête, les dessiner dans la matière gluante de l'esprit, en avoir plein les doigts. Je suis seul, mon cerveau est rangé dans sa boîte crânienne au sommet d'un corps allongé. Je voudrais essayer quand même, j'appelle. Oh eh ! Quelqu'un m'entend ? Ça ne résonne pas. Une âme charitable, un secrétaire céleste, pourrait prendre dictée, noter les idées que tenait la colle du rêve et qui se dissoudront sinon dans mon café ? Faisons comme. Disons que tu es là, nous sommes maintenant plusieurs. J'ai tiré l'auditeur d'une côte, imaginaire, et l'ai posé à l'extérieur de moi : je peux décrire ou ravaler ce qui m'entoure avec des mots. Dedans bourreau. Dehors victime. Comparant comparé. Odeur de bottes en caoutchouc flottant dans une cabane, populations soumises, écosystèmes tombés, État totalitaire : voilà des choses. J'ai lu : les Espagnols ont défait les Aztèques parce que ceux-ci croyaient (c'était Cortès) voir divin débarquer Quetzalcoatl, espèce éteinte de Serpent à plumes. Je suis quant à moi la victime d'un suçoteur moustique de sang. Je ne l'ai pas pris d'abord pour le bon dieu mais l’un des avions de chasse que l’on peut entendre dans les petits pays n’ayant pas de campagne pour leur base militaire : Hong Kong ou Singapour. Je me donne des petites gifles au hasard pour l’écraser en vain. Le moustique souriant me regarde frottant ses pattes depuis la table de nuit perché sur un petit livre dans lequel Ashbery médite :
Je me suis dit que je pouvais tout prendre en notes, que ce pouvait être une façon de faire. Ensuite, la pensée m’est venue, de tout laisser de côté : ce serait une autre manière d’opérer, plus vraie encore. Est-ce que je me suis réveillé ? Ou bien est-ce de nouveau le sommeil ? Une autre forme de sommeil ? Le tas de jours devant nous n’a pas de contours précis. Ce sont des jours impersonnels, comme ces montagnes aux sommets cachés dans les nuages. (p. 173-174)
Extraits de 12. L’étourneau d’Amsterdam
UN PEINTRE ENTRETENU qui n’aura pas d’enfant    écrit avant de léguer
son suicide à la postérité   mon cher frère   merci de ta bonne
lettre et du billet de 50 francs qu’elle contenait puisque cela va bien ce
qui est le principal   pourquoi insisterais-je sur des choses de moindre
importance   ma foi    avant qu’il y ait chance de causer affaires à tête
plus reposée il y a probablement loin   (un poète interné ajoute vous
semble-t-il facile d’écrire ainsi   essayez donc !) mais      est-ce que l’oiseau
chantant    l’alarme des voitures qui hurle   quand les pétards
du nouvel an retombent lorsque la fin d’année les hommes séparés
se parlent   la voie fraye un chemin dans les rideaux de mon sommeil un
fidelio venu d’ailleurs   un gros pétard un bleu feu d’artifice voilà
qui me réveille voûte blanchie d’un ciel sans anges   je voulais dire.
(p. 181)
ORAGE    MOi   L'ENGOURDI   le nuageux le crépiteux  je
voulais dire orange   la crépitante l'alarme des voitures en rêve je voyais
Othello    les noms naissent tous dans l'ignorance des phrases et des
tactiques toutes faites   qui pourraient nous ouvrir les yeux   existent-
elles ?   les gens sont comme des personnages dans la lumière d'où
pourrait-elle venir   de quel réel qui lançait ce pétard m'ayant tiré de cette
peste   comme le personnage d'un peintre qui produit  ou articule dans
la matière idées sans   viser le profit qu'il en tirerait   mais vérité   ou
ce qu'on nomme vérité vivant de rentes ou vivante solidarité   de caste
ou familiale d'État   division du travail   réveille-toi me crie l'oiseau-
pétard  debout j'habite une chambre d'échos   un enregistrement
des fantasmagories bourgeoises et désolées   de l'être je suis maillon de
trinité   théologie commerce et art qui ravagea la Terre classique chaque
sommet plaignant les autres nichant   dans son chocolat chaud avec les
larmes amères au bord de pierre   le canal où passèrent les uns après les
autres des frères que tu voudrais faire pendre à ces poulies   là-haut
de commerçants      coupés ou occupés   d'artistes dédaigneux et de
curés vociférant poulets maison de trois étages se reflétant à la
surface du canal   touristes qui visitent les maisons d'enfants-martyres
pour se photographier  violant souvenirs et la lucidité qui n'arrive
qu'à la fin   quand la famille danse dans la matière
penche sur le système pour lever le voile   et dire enfin et l'homme se
penche sur le système pour lever le voile   et dire enfin   tadam !
(p. 182)
Pierre Vinclair, L’éducation géographique, Flammarion, 2021, 384 p., 25€
Sur le site de l’éditeur :
Né en 1982, Pierre Vinclair a passé dix ans en Asie et vit désormais en Suisse. Auteur d’une œuvre déjà conséquente – poésies, essais, romans – il anime également la revue en ligne Catastrophes. La collection Poésie/Flammarion a publié trois de ses ouvrages, depuis son tout premier recueil en 2009. Après Le Cours des choses (Flammarion, 2018) et La Sauvagerie (Corti, 2020), salués l’un et l’autre par la critique, L’Éducation géographique marque une avancée décisive dans le parcours de Pierre Vinclair. D’abord parce qu’il s’agit de la première partie d’une œuvre au long cours, destinée à se poursuivre dans trois autres volumes au fil des années. Mais surtout parce que l’auteur démontre dans ces pages la formidable étendue de son registre d’écriture. Conçu comme un livre des lieux, L’Éducation géographique parcourt en effet de nombreux territoires, du pays nantais à l’Angleterre du Brexit en passant (notamment) par Hollywood, Rome, Hong Kong, Amsterdam ou l’Australie – rythmés par l’Amour du Rhône qui les traverse. Chacune des 25 sections de l’ouvrage décline une forme poétique différente, des versets ou des sonnets aux « compositions par champ » héritées de la métrique américaine. Tout cela constituant un vaste mémorial inscrit dans la réalité d’aujourd’hui, que l’auteur adresse à ses deux filles et au monde qui les attend.
Comme si la poésie, décidément, pouvait encore répondre au désarroi et au désastre contemporains.