Karine Miermont publie Vies de forêt aux éditions l’Atelier Contemporain.
Attention parution le 4 mars 2022
Incipit du livre
Quatre bêtes qui courent dans le grand pré, fuient le bruit de la traque sur le versant d’en face, un petit cerf ferme la marche, il y a eu un coup de feu quelques minutes avant.
Pas de gelée ce matin, les sols sont encore verts, mélange vert et jaune, roux, orange. Noisetiers font des buissons de petits troncs et de branchages larges et roux. Sapins et épicéas impassibles, mais impression de vert plus sombre qu’à la belle saison. Grand érable aux branches recouvertes d’un lichen céladon, donc clair, et extrémités de branchettes rousses, pousses de l’an prochain ? Il faudrait vérifier. Hêtres dessinés par des mousses vertes sur les troncs et les plus grosses ramures, lichen céladon sur tout le reste.
Piquets et ficelles du parc à vaches, esseulés eux aussi. Paysage seul. Toujours seul peut-être le paysage, dure plus longtemps que nous. Avant et après soi. Le paysage, le pays. La géographie, l’espace. Dès que seul, on écrit. Ça parle.
Les sorbiers entièrement recouverts de lichens, en grappes le long des branches comme des fruits. Pluie fine mais serrée, trace des lignes, goutte-rien-goutte-rien, multitude de gouttes avec intervalles, train de gouttes entrecoupées de rien depuis le ciel, wagons d’eau sur leurs rails invisibles, impression de trajets de gouttes, trajectoires plus ou moins verticales ou carrément de biais selon le vent ou la position des nuages.
C’est décembre.
Au début de ce livre il y a cette envie, ce désir de raconter la forêt que je connais depuis des années, trente années environ. Puis il y a tous les freins, les obstacles, les arguments qui devraient me détourner de cette idée, de ce désir : que sera le texte ? Un récit, un essai, un roman ? Il faudrait que la forme de l’expérience d’écrire ce désir de forêt fut déjà là pour que cela rassure tout le monde, moi, l’éditeur, et toi vous, lecteurs. Que je vous dise il était une fois, ne vous inquiétez pas, on sait où l’on va, nous allons emprunter quelques chemins habituels. Et puis non. Je me fie à moi, à mes sens, regarder, sentir, toucher, l’œil me semble capital, mais l’oreille aussi, et puis le toucher du pied, les appuis de la marche, les odeurs, les sons, tout cela mélangé, tous les sens mis en branle par l’expérience d’être, dire, imaginer.
Reprenons l’expérience à son départ, à l’envie, au désir : regarder la forêt, cette forêt, partir de là, marcher, écouter, sentir ; l’endroit, la maison, les passages, les arbres, les herbes, les animaux, les lectures, les archives, les visages, toutes ces présences qui ouvrent des récits, des histoires.
*
A un moment, nous traversons la forêt où les hêtres ne sont plus principalement des troncs courts formant ainsi des taillis de deux ou trois mètres, là les hêtres, les fayards comme disent les forestiers, sont hauts d'au moins dix mètres et leurs troncs larges d'environ quarante centimètres, et ils sont plusieurs, nombreux, comme un ensemble, un groupe vertical, un peuple d'arbres harmonieux. Leurs troncs sont intégralement recouverts de mousses et de lichens, je regarde s'il y a de la Lobaria pulmonaria, ce lichen aux larges feuilles ressemblant à des bronches, et qui est un indice de très bonne qualité de l'air. Je n'en vois pas là, alors qu'il y en a ailleurs, non loin de cette crête, sur de vieux hêtres, mais dans des secteurs plus protégés, moins exposés aux polluants émanant de la circulation des véhicules, ici nous sommes trop près de la route et du ciel qui apporte les polluants des industries des plaines de chaque côté.
Il y a aussi, ici ou là, de longs et gros troncs horizontaux, à terre, arbres morts et tombés, arbres foudroyés ou bien arrachés par une tempête, mais pourtant peu de mélancolie, peu de tristesse en marchant là, plutôt de la contemplation, une impression de temple avec colonnes et sculptures, un espace sacré, silencieux, recueilli. Et un peu plus loin l'eau, Christophe nous alerte : « Écoutez, elle n'est pas loin, on y arrive.; nous entendons l'infime bruit du liquide qui s'écoule, fontaine naturelle planquée dans les herbes, fontaine tout court puisque le sens premier du mot fontaine est eau vive qui vient d'une source et se répand à la surface du sol, lieu d'où surgit cette eau, petite cavité creusée dans le relief par l'écoulement et l'érosion des roches, qui devient un torrent discret dont nous prévoyons de suivre tout le parcours une prochaine fois (...) (p. 40)
Karine Miermont, Vies de forêt, l’Atelier contemporain, 2022, 176 p., 20€
En librairie le 4 mars 2022.
Karine Miermont, est née dans la Drôme, a grandi près de Perpignan, étudié à Toulouse puis à Paris. Longtemps productrice puis directrice artistique pour la télévision, elle a aussi écrit et réalisé des documentaires avant de s’occuper d’une forêt dans les Vosges. Elle est aussi l’auteure de Grace l’intrépide (Gallimard, 2019) et de L’Année du chat (Seuil, 2014) et de Marabout de Roche (L’Atelier contemporain, 2021). Note de lecture de Marabout de Roche par Florence Trocmé