Un deuxième seuil attend le lecteur, par lequel Pierre Chappuis décrit la constitution du recueil :
« Tant bien que mal ont été rassemblés ici fragments et débris de paysages tombés d’une mémoire défaillante ou distraite et répandus pêle-mêle, tel le contenu d’un corbillon (qu’y met-on ?) venu à se renverser. »
À l’idée de concentration et d’unité du paysage répondent tout à l’inverse le pluriel et le désordre. On ne trouve plus rien de l’évidence synthétique du titre mais au contraire l’expression de précautions. Le poète s’est modestement attelé à la tâche de recueillir comme il le pouvait ce qu’il restait de la perception de paysages divers, éloignés géographiquement et temporellement, surgis ou peut-être ressurgis accidentellement à l’occasion heureuse d’un déséquilibre. De cet éclatement renaîtraient le paysage et son « désordre amplificateur d’espace ».
Ces quelques lignes me permettent, à défaut d’aborder directement le corps du texte, de pointer malgré tout une caractéristique de l’écriture de Pierre Chappuis. Le jaillissement de l’« eau vive », de l’instant, l’instabilité de la surface du monde (« Frênes : regard tremblé. ») comme sa vivacité insaisissable (« Haie d’aubépines vive de ses débordements printaniers »), ne cessent de se nouer à la lenteur, à la patience. Ainsi d’un grand nombre de fragments du livre qui, s’ils disent l’énergie du surgissement, retardent, par dérive de la phrase et de la réflexion, la constitution de l’image finale. Je ne prends qu’un exemple :
« Épars décolorés, confondus ou presque avec la poussière du chemin (de quel convoi ancien tombés ?), quelques brins de paille, ici seulement (cet instant, ce point précis), persistent. »
Les fragments de Pierre Chappuis, obstinément, s’attachent à ce qui semble naître, se détacher du paysage et finir en se confondant avec le reste du paysage. Ce sont des points, des lignes légères, des reflets, des saillances qui se dessinent patiemment, déjà proches d’être perdus. Ils viennent pourtant de la profondeur de la mémoire. Cette dernière, s’appuyant sur des pans d’oubli et d’aveuglement, perdure en s’éparpillant. C’est donc brièvement, rarement et intensément que ce paysage peut venir au poète, sans clôture ni constitution d’un lieu définitif. L’écriture puise ainsi à cette émotion qui survient lorsque l’on croit entendre se formuler ou voir devant nous quelques conclusions éphémères : « Jamais en repos, jamais en reste ; au bout du compte – mais compte n’y a – »
Antoine Bertot
Pierre Chappuis, En bref, paysage, Éditions Corti, collection « Domaine français », octobre 2021, 61 pages, 14 €.
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Extraits (p. 41-42) :
Ces mille points de feu en permanence à la surface du fleuve. Que le courant n’emmène nullement au loin. Qui nullement ne se fixent.
Peupliers dressés dans le lointain – une fois encore, salut ! – : flambeaux de novembre sur le point de s’éteindre.
Soudain elle perd pied, tombe, emportée, tombe et tombe encore, bousculée, qu’importe, prend des claques, qu’importe, se fracasse, se casse les reins, qu’importe, une fois encore qu’importe ; trop tard elle se rebiffe, cheveux en désordre, écharpes dénouées, brandies en vain, elle se tourne et retourne, étourdie, reprise dans le courant, s’éloigne, toujours une.
Suivre par le menu, mordant à mi-flanc la montagne, le lent déroulement de la brume, net et indécis, tranchant cependant, résiduel.
Le mieux marquer, comblant les vides.
Lentement s’effiloche.