Fragments de nuit, inutiles et mal écrits (saison 5 - Le Chippendale) - Fragment 7-8-9

Par Blackout @blackoutedition

Pour les livres de Richard Palachak, c'est par ici : KALACHE, VODKA MAFIA, TOKAREV, L'ESPRIT SLAVE

Photo de Simon Woolf

Saison 5 : Le Chippendale

Fragment 7

Tout bien considéré, mieux vaut ne pas révéler mes galères au clan des « gros cons de profs qui puent ». Évoquer mes simulations de strip-tease à la maison, le quiproquo de mon orientation sexuelle au supermarché du cul, Noémie qui fait fumer Snapchat à saturation... ça m'empalerait sur le sapin de ma réputation. Je ne peux pas me plaindre ouvertement de ces tuiles... et je ne peux pas décoller la tronche de Bernard non plus. En revanche, le gros va devoir s'expliquer sur l'inexécution du negotium original : « 100 balles pour 5 minutes de taf, ça se refuse pas. »
De retour à la salle, je lève illico le voile sur les 43 billets de charges imprévues. Mon revenu réel avorte à 57 euros, ce qui rend sa part du contrat défaillante et oblige Bernard à m'indemniser à hauteur de la déception. Jura novit curia chippendalum ! Sauf que le gros ne se laisse pas rouler dans ma farine et joue ce coup de maître affreux : « Très bien, Kalache : on résilie. J'comprends ton point de vue... Mais mes associés ont acté ce consensus : « 100 balles pour 5 minutes de taf, ça se refuse pas ». Et j'ai pas la compétence de valider la rétribution d'un dépassement qu'ils ignorent. De facto : c'est mort. Y a pas de quoi fouetter un chat, j'dirai simplement que t'as raccroché ton string et que t'es parti te rhabiller... en somme, t'as juste abandonné. » 
Ce coup bas me tue. Bernard sait pertinemment qu'il m'est impossible d'abandonner quoi que ce soit. Cette pelure de derche a clairement cerné mon talon d'Achille, avec l'intuition vérace que j'ai trop misé sur ce marché pour faire marche arrière. En à peine deux mois, j'ai niqué mon statut de king en intégrant le clan des « trois gros cons de profs qui puent », j'ai été promu pédé régional de l'année, puis j'ai touché le fond avec cette capitulation qui fait de moi une couille molle pour l'éternité... si cet enfoiré pouvait lire dans mes cartes, il ne se donnerait même pas la peine de bluffer. Le deal du chippendale m'a tellement dépouillé que je n'ai déjà plus qu'un seul coup de désespoir à jouer : faire tapis.
Le mirage d'un échafaud où l'opinion publique m'émascule au sécateur m'obsède. Et Bernard flaire cet égarement de branle-bas, de sorte qu'il précipite l'estocade. Il dégaine son portable en faisant mine d'officialiser ma défaite par texto, d'un air faussement résigné... cerise sur la pavlova, Régis aboule et remue le couteau dans la plaie : « Alors Kalache, y paraît qu'on abandonne ? » À ces mots, le sapin s'enfonce si profond que le supplice me fait craquer : « N'importe quoi ! J'ai jamais dit que j'abandonnais. J'vais même élever le défi pour vous prouver que j'en ai. Bernard, je te prie de bien vouloir texter ça pour tes associés... Non seulement j'vais faire le gogo-strip annoncé pour la nana, mais j'compte également régaler ses amies. Par conséquent, voici mon cadeau maison : deux heures de danse en rab avec toutes les filles de la soirée ! »
Tchlack ! Ovation générale : on s'esclaffe et jubile à cor et à cri partout dans la salle.
Sauf que je me suis tiré une balle de Colt Walker dans le pied... Bernard n'en revient pas, la bouche ouverte et les châsses exorbitées, suffoqué par ma connerie. Je réalise aussitôt que je viens d'atteindre une telle extension rectale qu'il peut m'enfiler le sapin tout entier dans le cadran, sans la moindre goutte de lubrifiant.

Fragment 8

Flash...
À genoux devant la table basse d'un salon rustique, entouré d'une dizaine de fillettes émerveillées par l'anormalité d'un mâle adulte en pleine session de couture, j'attache le dernier clip à la fente ourlée de mon futal. Un cri rauque et bovin retentit depuis la cour intérieure.
Comment qu'elle va, notre Lady Gaga nationale ? Ça se goupille comme elle veut, son petit collant de pédale ?
Un fou rire général éclate et disparaît dans le roulement d'une bétonnière de chantier. Une enfant coiffée de bouclettes et de spéculations saisit l'occasion :
T'as un zizi ou t'en as pas ? Parce que mon papa, lui, y dit que t'es une « tata »...

***

Flashback...
Le Jour J s'est pas trop mal emmanché. Bernard a téléphoné à ma femme en début d'après-midi, faussement paniqué, pour lui annoncer qu'un dégât des eaux venait de frapper la maison de son vieux père. Il se faisait du souci pour le patrimoine mobilier de la famille, la mémoire matérielle de la lignée, les mille et un reliquats de ses aïeux... Et vu qu'il essayait de me joindre en vain depuis des heures, le malheureux se voyait contraint de la déranger, sincèrement navré... pour voir s'il pouvait prendre son cul pour des babouches.
Forcément, ma patronne a cavalé pour m'incendier. Elle m'a reproché d'être égoïste et lâche, vautré comme de coutume dans ma navrance congénitale. Et sans le savoir, la main sur le cœur, elle m'a envoyé faire le tapin.
Enfin c'est ce que j'ai cru... car sur le pas de la porte, alors que la première opération tournait à la victoire, la carne m'a tiré cette rafale inattendue dans le dos :
Même s'il va sans dire que tu ne me toucheras plus jamais...
Quoi ?
Et que j'en ai rien à carrer de savoir si c'est toi qui tapes Bernard ou si c'est lui qui te tapes dedans...
Allons bon !
J'ose espérer, au moins, que vous vous protégez...
De quoi ?
Perso je m'en fous, vous faites ce que vous voulez... mais ça fera toujours une catastrophe en moins à annoncer à tes enfants.

Fragment 9

Flash...
Feignant le flegme et l'amusement, je saisis la balle au bond pour détourner les gros yeux ronds des gamines :
Cela va sans doute vous étonner, mais je suis né en Slovaquie, un pays où tous les hommes apprenaient à coudre dès le plus jeune âge. Et vous voulez savoir pourquoi ?
Parce qu'y-z-avaient pas de zizi ?
Non... les garçons slovaques avaient des zizis... En revanche, il y avait bien quelque chose qu'ils n'avaient pas.
...
Des fringues de marque ! Alors ils n'avaient pas trente-six mille solutions pour être à la mode : ils devaient broder les motifs des marques sur leurs vieux vêtements pourris !
Mais les zendarmes, eski faisaient des trous dans leurs pantalons pour montrer leurs fesses et leurs zizis ?
Jamais de la vie, quelle drôle d'idée !
Ben c'est ske tu fais... t'es pas un vrai zendarme ?
Euh, bien sûr que si... je suis policier pour être exact... et ça... ça, c'est pour le travail... vu qu'on doit manger beaucoup d'épinards pour être costauds... on court aux vécés cent fois par jour... et parfois... en intervention... on n'a pas le temps de se déculotter... du coup c'est la cata... c'est gênant et ça fait pas costaud... les méchants en profitent... ça craint vraiment le pâté... voilà pourquoi je fabrique un système d'ouverture à pression... c'est pour éviter de faire dans le pantalon.
Mon papa y dit que les zendarmes, c'est des gros tas de merdes !
Ah ben tiens, tu vois ? Ton papa sait trouver les mots justes, il s'exprime avec le cœur.
Il est chauffeur de camion sur la route !
Et « tata » sur les bords aussi, sans le moindre doute. »

***

Flashback...
Même si je dérouille à cause du pruneau balancé par ma femme, l'entraînement du sapin m'a préparé aux offensives sanglantes et massives. Alors je garde la tête froide et me recentre sur la mission : direction l'hypermarché où j'ai mes petites habitudes, afin de réquisitionner le matériel de couture. Et faut rester particulièrement concentré, car les rayons mercerie se font rares et secrets. L'insurrection du camp des femmes a mis fin au joug de la couture, par refus d'allégeance au camp des hommes... et la connerie du camp des hommes a toujours refusé la besogne de la couture... par refus d'allégeance à toutes les besognes... et par attachement farouche à la connerie.
Cette guerre a déplacé la mercerie dans une zone rouge exiguë, mais débinée, fuie par tous les belligérants. Je dispose de peu de renseignements sur sa localisation. Au checkpoint de l'accueil, je tamponne un agent dormant... qui me convoque une vendeuse du secteur tissu... qui me mène à l'unique source au fait du terrain : la responsable. Réaction prévisible, la vieille croit griller du pigeon et m'oriente sur une fausse piste :
Un rayon mercerie ? Vous avez un service de rapiècement à l'entrée de la galerie.
Pas de sapins entre nous ! Il me faut un nécessaire de couture et trente boutons-pression, de l'artillerie légère, pas chère et précise.
Boutons-pression ou pince-clips ?
Vous me prenez pour un baltringue ? Y a pas besoin de nécessaire à couture pour poser des pince-clips !
OK, c'est bon... patientez devant le module d'essayage au secteur des vêtements saisonniers, près du rayon femme. Un agent féminin va vous apporter la marchandise. Par contre, j'ai besoin d'un nom pour le bon de facturation.
Sapin.
Sapin ?
Oui c'est ça, comme un sapin vert.
À vous de voir... j'écris bien Sapin, vous êtes sûr ?
Non, pas Sapin.
Comment ça, pas Sapin ?
Monsieur Sapin.

Richard Palachak

Tweeter

Suivre @blackoutedition

© Black-out