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(Note de lecture) Aurélia Bécuwe, Babeluttes, par Florence Trocmé

Par Florence Trocmé


Aurélia Bécuwe BabeluttesBabeluttes, qu’est-ce que c’est ? Si vous êtes du Nord, peut-être le savez-vous. Eh bien c’est un bonbon ! « Une Babelutte est une sorte de caramel long aromatisé au miel ou à la cassonade originaire de Furnes dans le Westhoek » nous dit Wikipédia.
Or il se trouve que ce titre est emblématique du contenu composite du livre, composite mais très bien maîtrisé en une forme qui se tient et qui entraîne le lecteur comme dans une spirale de récits et d’échos entre passé et présent, entre soi et les autres. Et quels autres !
Ici se mêlent en effet plusieurs registres, plusieurs histoires.
Il y a la part des souvenirs d’enfance, en italique, ceux de l’auteur, petite flamande, dont l’enfance ne fut pas rigolote du tout.
Et en véritable contrepoint, provoquant donc des accords et des harmoniques, il y a les clichés sur le vif. Ils sont pris dans la classe d’Aurélia Bécuwe, (qui est aussi photographe mais qui ici use de mots), institutrice dans une zone certainement très défavorisée, auprès d’enfants aux vies plus ou moins fracassées. Cela vaut tous les livres de sociologie (le prière d’insérer évoque quant à lui Bourdieu et La Misère du monde) ce qu’elle rapporte et transmet ici et c’est profondément émouvant de voir avec quelle attention elle observe ses petits élèves et tente de les aider, à sa manière, même les plus désocialisés, ceux qui ne parlent pas, ceux qui ruent, ceux qui tapent, ceux qui crient, ceux qui cassent tout.
Relevés de situation, de mots aussi, parfois très drôles, souvent infiniment tristes tant la souffrance de ces enfants est grande.
Belle capacité de l’écriture d’Aurélia Bécuwe à alterner des pages de nature poétique, de véritables petites saynètes, des constats, des portraits, avec des trouvailles de langage jamais forcées, toujours naturelles. Tout sonne juste ici.
Je choisis ci-dessous quelques passages qui illustrent bien la richesse, la complexité de ce très beau livre.
Dans les hautes herbes, si l’on cherche bien, il y a toujours un être vivant à réconforter.
Je suis le Noé des fourmis emportées dans les ravines, des escargots desséchés, des oisillons chus, du papillon épuisé couché sur la déchirure de son aile poudrée
(p. 13)
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   22 décembre 84
   Cher journal
   Il faut écrire comme on pense tout naturellement
   Sans se pressurer le cerveau (
p. 23)
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Je pratique le texte libre. Projet d'écriture sans sujet imposé. Mention possible dans la marge : secret. Tous les genres littéraires peuvent être exploités. Pas de contraintes. J'évoque le pouvoir thérapeutique de l'écriture : vider ce qu'on a dans le ventre, mettre en mots soulage, un peu. Ils me racontent le suicide, le viol, leurs peurs, les intrusions nocturnes alcoolisées paternelles, les parloirs, la séparation, la mort, l'inceste. Je photocopie des extraits pour le médecin scolaire. Je brise le serment du secret. Et parfois j'apprends par hasard qu'une procédure est en cours. (p. 33)
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Gabriel est mutique. Alors parfois, je me tourne vers lui et annonce triomphalement : « c'est une excellente question que tu poses là Gabriel ! » ou un « C'est tout à fait pertinent, tu as raison de le rajouter. » Il me regarde, éberlué. Ses camarades se disent qu'il a dû parler si doucement qu'ils ne l'ont pas entendu. Et puis un jour, sa main se lève. C'est une excellente question que tu poses là ! Comme souvent. (p.79)
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Dans les entrelacs des ifs, des troncs constellés de nœuds vineux sont une échelle vers un plafond de feuille.
Le soleil éclate en un vitrail au cerne de branches.
En équilibre précaire, le dos arrondi pour me loger sous la voûte j'ai le nez dans les jambes. J’observe les croûtes fraîches ou sèches, ourlées de miel, se décollant par endroits.
Timidement je les soulève pour entrevoir la chair rose et brillante qui constituera bientôt mon nouveau genou que j'écorcherai à son tour parce que c'est mon rapport à la terre que de m’y agenouiller brutalement. Mais un jour, interdite, je constaterai qu'il n’y a plus de croûtes sur mon épiderme, plus d'enfance.
(p. 128)
Florence Trocmé

Aurélia Bécuwe, Babeluttes, Conspirations | Editions, 2022, 134 p., 16€


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