Il convient que je débute cette lettre par un aveu dont j’espère vous ne me tiendrez par rigueur, assavoir que je n’ai pas été un des premiers lecteurs d’Un ABC de la barbarie1, ce livre vôtre devenu livre culte. Il me souvient avoir été dissuadé par son aspect par trop formel à mes yeux d’époque2 sous son apparence d’abécédaire énumératif, tout en ayant conscience qu’il se jouait là (dans la langue) quelque chose d’importance, mais qui m’échappait, sans déconsidérer toutefois le fait qu’était une bonne chose que ce texte, votre texte, me résistât, me coinçant entre rejet et attraction. Sans le savoir, je remettais à plus tard ma lecture. Le déclic advint quelques années après sa publication ; par quoi m’échut la joie d’entrer enfin dans votre livre, d’une repoussante beauté sur l’attractive laideur du monde dont vous nous instruisiez via la « mortifère jactance » d’huy ces jours ; un livre-monstre relevant d’une prouesse littéraire de haute tenue. En revanche, je ne sais plus les circonstances de ce déclic, j’ai défaillance de mémoire, ce doit être consigné quelque part dans un des carnets de mon Memento, mais revisiter ses plus de 6 500 pages pour retrouver la date exacte n’exerce point sur moi quelque pression d’urgence. Qu’importe, là n’est pas le lieu d’en discourir ; mais puis après je plongeais dans deux autres de vos livres3, dont je sortais empris d’une foultitude de sentiments et de pensées ; et très-impressionné.
Vous êtes un auteur rare, cependant vos livres, fruits d’un haut travail de l’esprit, marquent le lecteur au fer rouge de la pensée, et celui-ci que vous venez de publier n’échappera pas, je pense (l’espère), à la règle. Avant de plonger en son cœur, l’ambiguïté du titre ne manqua pas de soulever une prime question. De quels « derniers temps » s’agissait-il et s’agissait-il d’un livre-écho à l’ABC, d’un livre observant le déclin du monde jusques y compris sa fin, teinté d’eschatologie universelle ? Nenni point : vous balayez l’ambiguïté sans tarder, ces « derniers temps » sont, écrivez-vous en préambule : « Assurément, ceux de qui aura écrit ce livre », mais dont « les choix seraient comme appelés par les scansions d’un double présent : – celui, personnel, des petits ou moins petits événements du quotidien, des inflexions de l’heure, de la coloration des humeurs ; – celui, aussi — par flashes — du monde, à tout le moins de tel ou tels secteur du monde. » Une fois passé ce préambule précautionneux (néanmoins rusé, car vous ne balayez pas tant que ça l’ambiguïté), on entre dans ce que vous appelez votre « capharnaüm » (une qualification surprenante, comme pour vous excuser d’une gêne technique à l’égard du fragment qui bigarre votre livre), dans un diaristique capharnaüm, un livre de désordre ordonné et de débauche, d’énergie, ayant pour objet de réorganiser désespérément (parce qu’illusoirement) mais vivement, le temps. Ce double présent que vous évoquez est lacéré de digressions temporelles, de plongées dans le passé effectuées avec une précision de calendrier vertigineuse qui élude toute nostalgie et nous étourdit alors dans une spirale historique. Le temps vous anéantit durement, parce que vous en avez une conscience extrême, « demain, et demain, et demain, glisse à petits pas d’un jour à l’autre, jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit » (Shakespeare)4, au point où, dans le détail méticuleux des dates et des correspondances des temps, vous atteignez une sorte d’hypermnésie littéraire qui nous fait nous demander si cette faculté mémorielle ne vous entraîne pas vers une quête à l’issue impossible, celle de connaître l’identité de l’idiot qui tient les ficelles de tout ça ; votre livre est un défi au temps, une joute verbale contre lui, ou contre le néant qui l’anime ; désespéré certes, mais ne rien opposer serait pire et plongerait dans une acédie totale. D’une certaine manière, l’écriture, et avant tout l’écriture de Journal (à laquelle vous vous adonnez quasi chaque jour sur Facebook), vous préserve de cet état d’âme (vous citez Italo Svevo : « Je crois, sincèrement, qu’il n’y a pas de meilleure voie pour arriver à écrire sérieusement que d’écrivailler quotidiennement… », lequel conclut : « En somme, hors de la plume, point de salut. »5) Derniers temps fait entendre comme un fracas votre tracas de ce temps-néant, de cet innommable qui tant préoccupe. Journal d’observation désautobiographique, votre livre, si c’est bien votre « opus ultimum », constituerait comme un aboutissement allant de l’impersonnalité de votre premier opus à la désautobiographie de ce dernier, assavoir d’un sujet écrivant totalement fondu dans son discours et son objet à un sujet émergeant des flots d’impersonnalité que sont les bruits et fracas du monde en portant le masque de l’impersonne « il » pour, derrière, y être un autre « je », balloté par lesdits bruits et fracas et au cœur de quoi, à un moment donné, page 331, vous lancez une chevauchée fantastique sous forme d’abécédaire titré « Ni ou la fête des faits » ayant la semblance d’un raz-de-marée de choses personnelles et tout l’air d’un acte de langage de résistance pour ne pas devenir fou face aux faits du monde ; cette chevauchée constitue l’acmé de l’ouvrage.
Si comme l’écrit Samuel Beckett dans L’Innommable, livre auquel vous faites fort référence, « Il faut attendre la fin, il faut que la fin vienne, et dans la fin ce sera, dans la fin enfin, ce sera peut-être la même chose qu’avant, que pendant le long temps où il fallait aller vers elle, ou s’en éloigner, ou l’attendre en tremblant, ou joyeusement, averti, résigné, ayant assez fait, assez été, la même chose, pour qui n’a su rien faire, rien être », cette attente que vous partagez avec le lecteur n’est, à l’instar de l’écriture de L’Innommable, nullement passive. Vous composez avec le monde, et en écrivain d’oreille sensible, mélomane, vous composez ce monde à votre rythme, et faites du temps qui le régit une partition aux notes extrêmement complexes. Vous avez un souci du monde pénétrant et grand : « ce qui, comme de tout temps, se passe sur la terre, dans tous les coins et recoins de la terre, ce sont des milliards et des milliards de choses de toute nature, d’événements grands ou petits, au nombre desquels une infinité de drames, collectifs et personnels… » Votre livre tient à la fois du journal, de l’autobiographie, du fragment, de l’éphéméride, du livre compost, mais au cours de ma lecture il me vint que Derniers temps était un journal autobiographique du monde.
Comment vivre au cœur du désastre, là est la sub-jacente question que vous vous vous posez continuellement, par quoi vous répondez : en dialoguant avec la littérature et les grands auteurs (un rien comme Montaigne), mais aussi avec quelques autres arts majeurs comme la peinture, la musique et le cinéma, avec ceux qui apportent un surplus de vie et d’intelligence au cœur des ténèbres de notre temps. Si en effet votre livre est criblé de citations d’auteurs et de références artistiques, très mêlé d’érudition, cela ne procède d’aucun procédé pédant, certes point, mais pour ce que les arts sont vos divinités lares. Vos nombreuses citations et références sont des actes d’humilité.
Je ne sais si le mot « baroque » conviendrait, mais il y une telle profusion d’événements historiques et d’éléments personnels s’entrecroisant, une telle bigarrure pour rendre compte de votre vision d’un monde constant d’inconstance (« monde immonde » qui n’est pas sans vous mélancoliser), d’un monde qu’au moyen de vos datations et soucis de datations innombrables vous fichez au cœur du temps vaste et insaisissable et incompréhensible, trop vaste pour nous pauvres humains, que ce livre, au final, je l’ai lu comme une vanité littéraire, une réflexion sur « l’écoulement universel »6, dont l’écriture nous mène vers les très émouvantes dernières pages.
Soyez remercié de ce que votre livre apporte en supplément d’intelligence et de finesse lucide en des temps qui en manquent douloureusement.
Jean-Pascal Dubost
Jacques-Henri Michot, Derniers temps, éditions Nous, 2021, 512 p., 28€
1 Editions Al Dante, collection Niok, 1998 (édition dans laquelle je l’ai lu).
2 Lesquels yeux se sont depuis agrandis et volontiers tournés vers (mais pas qu’eux) les textes dits difficiles ou illisibles ou complexes voire excessifs sinon outrageusement rhétoriques parfois impénétrables si ce n’est hermétiques ou obscurs et le plus souvent monstrueux par là considérés comme inadmissibles parce que très-exigeants et très-résistants et se mastiquant longtemps en bouche mentale et appartenant à la famille des « grandes irrégularités de langage ».
3La vie, l’amour, la mort, Al Dante, 2008 et Comme un fracas, Al Dante, 2009.
4 Shakespeare, Mac Beth, acte 5, scène 5.
5 La citation complète d’Italo Svevo : Je crois, sincèrement, qu’il n’y a pas de meilleure voie pour arriver à écrire sérieusement que d’écrivailler quotidiennement. On doit tenter de porter à la surface, du fond de son propre être, chaque jour un son, un accent, un résidu fossile ou végétal de quelque chose, qui soit ou non la pensée pure, qui soit ou non sentiment, mais bizarrerie, regret, une douleur, quelque chose de sincère, disséqué, et c’est tout, et rien de plus. Autrement on tombe facilement – le jour où on se croit autorisé à prendre la plume – dans des lieux communs, ou bien l’on déforme ce lieu propre à soi qui n’a pas été assez minutieusement examiné. En somme, hors de la plume, point de salut », qu’on lira dans la « Chronologie » de Dernières cigarettes, traduction de Dominique Férault, aux éditions Rivages.
6 J’emprunte la formule à Nadia Cernogora dans son article « L'écriture de la vanité chez les poètes français de l'automne de la Renaissance : du memento mori aux vertiges d'une poétique du vain » in Littératures classiques 2005/1 (n°256).