Nous avions jusqu’alors le nez plongé
dans le flux du temps, nous voilà à
reculons, nageurs d’antan, promeneurs
de maintenant et nous sommes perdus.
Franz Kafka
Ce que le regard attend
toujours
se dérobe
et c’est peut-être
un sommeil très ancien
qui vient
le souvenir d’une étreinte
ou d’un baiser
cette part inflammable de soi
qui relance le corps
une chose et son ombre
qui se dissolvent dans la lumière
et font basculer l’instant
comme une plume tombe
dans cette peur intime
soumise à la poussière .
La langue
est un puissant stupéfiant
dont la charge électrique a pour effet majeur
d’accélérer les infrapulsations du poème
toutefois
ses combinaisons insolites
ne peuvent témoigner avec justesse
de l’intensité des évènements
ni rendre grâce
aux épiphanies quotidiennes
et cependant lorsque nos épidermes
dans l’odeur de l’excès
en frémissant se frôlent
comme tonnerre et foudre
nous sommes alors tout prêts
de croire en la beauté des choses
Vulnérables
si vulnérables et cependant
portés par la tremblante joie
de respirer mais sans jamais
pouvoir panser les blessures
aux abords du désir
car les mots
dans leur tension extrême
augmentent le volume de leur résonance
par les profonds silences
cristallisés entre les espaces blancs
ainsi d’infimes fluctuations de la lumière
sur l’eau mouvante
où lentement s’épuise
la perspective oblique des émotions.
Peut-être
faisons-nous preuve de bravoure
quand nous allons par le monde
tel qu'il est
et que nous assumons
sans ciller
ce que c’est que de vivre
et peut-être aussi lorsque
chacun progressivement se dépouille
de ce qu'il fut et qu'ainsi
nos cœurs s'allègent
de leur poids révolu
expérimentant jour
après nuit nuit
après jour
comment ne plus.
Si quelque chose éclate
entre nos dents friables
lorsque nous sommes saisis
par la stupeur exigeante d'aimer
ce ne peut être qu'une minuscule
bulle d'angoisse oubliée
sous la soudaine averse de lumière
l'ultime pulpe d’un désir racorni
par l'attente ou les deuils – nul
réconfort alors même
où gisent les cristaux
de nos larmes antérieures ni derrière
le silence dont les particules
en suspension dans l'air se coagulent autour
de l'épicentre de la douleur rien
ne dénoue l'intensité du geste ni
le précaire équilibre
qui ponctue nos errances.
Christophe Manon, Provisoires, éditions Nous, 2022, 96 p., 14€, pp. 11-15.
Christophe Manon
Né en 1971, il vit à Paris.
A publié une vingtaine de livres parmi lesquels : Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015), Au nord du futur (Nous, 2016), Jours redoutables, avec des photographies de Frédéric D. Oberland (Les Inaperçus, 2017), Pâture de vent, (Verdier, 2019), Testament, d’après F. Villon, avec un CD (Dernier télégramme/Bisou, 2020). Il se produit régulièrement dans le cadre de lectures en public, parfois en collaboration avec des musiciens (Sing Sing, Arlt, Frédéric D. Oberland, Thierry Müller…).