Un de mes coups de coeur en 2021, l'arrivée d'une grande romancière qui manquait tant attendue à la littérature congolaise...
"Je n'ai pas choisi philosophie à l'université , c'est vrai, mais j'ai arpenté des chemins et croisé des situations qui rendent philosophe. Ça, Machiavel ne le saura jamais, et s'il avait su, il n'aurait toujours rien compris, comme ce prénom de "Bill" qui le mit mal à l'aise et que j'avais décidé de porter haut et fort pour déstabiliser, désorienter, faire bouger les lignes, ethniques, sexistes ou culturelles. Délibérément hors cadre, je me tiens là où je ne suis pas attendue, je fais le contraire de ce qu'on attend de moi. Ainsi est ma philosophie. Et elle ne m'a pas été enseignée sur les bancs de l'école, mais dans la solitude des rues de Paris et de Bacongo. Bill ou la philosophie de la survie dictée par la rage d'être soi." p.67
J’ai pris un peu de temps avant de plancher sur l’analyse de ce roman. Et l’une des premières questions que le texte pose est de savoir si on a droit à un récit ou une autofiction. On peut parler d’un texte autobiographique de Bill Kouelany. Un ouvrage où l’artiste congolaise met ses tripes sur la table comme aucune autre écrivaine congolaise n’avait osé le faire auparavant. Et c’est un réel privilège d’aborder ce livre où la narratrice se désigne comme une kipiala. Un terme complexe difficile à traduire, tiré d’une des langues vernaculaires de Brazzaville, que les congolais de Kinshasa ne connaissent pas et qui semble être un emprunt à une langue ethnique congolaise. Kipiala ou la rage d’être soi. Quand j’étais môme, le terme kipiala renvoyait à l’idée d’une personne extravagante, hors du commun, bavarde, une pie. Une kipiala est embêtante, elle est une gêne. D’ailleurs, c'est un peu ce que dit Bill Kouelany à propos de ce mot :
« Kipiala veut dire ‘déborder’, ‘sortir du cadre conventionnel’, ‘se donner en spectacle’ quelque part ‘ faire la pute' ». p.122
Les Kouelany
Bill Kouelany entend partir de cette singularité pour raconter son histoire. Ce qu’elle est, se construit d’abord dans la cellule familiale. Son père a longtemps travaillé dans des structures privées en Afrique dans le domaine du BTP. Avec plusieurs missions hors du Congo. On peut dire que la famille Kouelany appartient à une certaine classe moyenne congolaise, loin du fonctionnariat toutefois, avec tout ce que cela signifie en terme de fragilité pour son père dans une démocratie populaire. Ce père pour lequel, Bill voue une affection sincère, faite de compréhension sur ses errements, ses faiblesses et d'un profond respect.« Je suis née avec quatre kilos et cent grammes, un rien de chair en trop […] Depuis Agadès, par procuration, mon père me nomma Eulalie-Brigitte. Genre féminin. Mais voué à quel usage ? Pour quel rapport au monde ? Pour quel horizon ? » p.94Bill Kouelany se construit par opposition. Elle veut naître à elle-même. Se définir elle-même. Par opposition à sa mère qui dit d’elle :
« Mes parents espéraient un garçon. Et si malgré tout une fille devait naître, je n’étais pas celle-là. Dès le départ, tout était mal parti » p.94Le prénom Bill est à la fois l’affirmation d’une identité attendue par une mère qui attendait un garçon et la complexité d’être une femme et une réappropriation de cette intention originelle.
Être soi
C’est un mantra. Une incantation répétée. Mais au commencement de toute chose, il faut une parole forte qui va soutenir un choix, une attitude, une conception du monde très personnelle, opposée aux injonctions observées. Que ce soit chez un de ses oncles paternels en France dans sa prime adolescence, dans ses premiers flirts, au coeur de sa belle-famille alors enceinte, ou encore au lycée, Bill prend le parti de ne rien se faire imposer, de ne rien subir, de ne se soumettre à aucun diktat. On peut se demander en tant que le lecteur si l’écrivaine ne finit pas par aligner les éléments de sa vie pour affirmer cette marginalité. Je me représente ce type de figure dans une famille toujours un peu à contre courant de ce qui se dit, de ce qui se fait. Mais on ne peut la réduire à cela. Sa construction en tant que congolaise s’inscrit dans cette même démarche. Son rapport aux langues comme le lingala ou le lari en fonction du quartier qu’elle habite, illustre le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une posture, mais avant tout d’une ouverture et d’un refus de ne pas se faire imposer un récit. Son rapport aux hommes va donc se construire aussi dans cette démarche. Avec des gestions, des niveaux de tolérance. Mais le fait d’en parler avec autant de liberté, dans la société congolaise, c’est encore un acte de liberté que seul un grand écrivain peut s’autoriser. Elle a de qui tenir. Ken Bugul a une place particulière dans son imaginaire littéraire. La filiation est évidente. On la reconnaît, dans cette liberté de dire, d’affronter les maux de la société congolaise, ses ruptures ethniques, ses barrières linguistiques, son patriarcat exacerbé, le propos du roman de la sénégalaise Le baobab fou. Elle parle explicitement de cette influence :"Fascinée par ce courage de nommer le vécu, avec ses descentes en enfer, sans fioritures. Le Baobab fou me rendra folle. Folle de prendre la plume, folle de prendre la toile, folle de faire l'amour avec une femme. Folle d'être moi." p.86Il y a donc une volonté de dire sa liberté, son égoïsme puisque certaines possibilités se font au détriment de l’autre, du partenaire. Louis, le père de ses premiers enfants, a une grandeur d’âme, une conception de l’amour qui interpellera ou sera moqué selon la maturité du lecteur. Mais c’est toute la beauté de la littérature. Être soi, c’est aussi être mère, questionner la maternité. C’est aussi dire son attrait pour les femmes.
Les guerres congolaises
Dans la première partie du récit où elle conte ses quêtes, ses amours, ses vagabondages, elle annonce la question de la guerre civile à venir. Le récit de Kipiala porte sur une période importante, sur une vingtaine d’années de l’histoire du Congo. Bill Kouelany évoque ses tensions « Nord/Sud » en toile de fond de son parcours. On voit Bill trouver progressivement sa voix et sa voie en tant qu’artiste et animatrice culturelle entre toutes ses différentes responsabilités familiales et ses amours passionnelles. La violence politique longtemps feinte en république du Congo sous le monopartisme marxiste s’exprime de tout son long dès les premières heures du pluripartisme et des élections libres de 1992 dans ce pays. Le regard que porte Kouelany est intéressant en raison de la distance naturelle que sa construction lui impose à tout ce qui extérieure à elle. Ainsi, elle nous donne de vivre le terrible épisode de décembre 1998 quand les quartiers de Bacongo et Makélékélé vont être vidés de leurs habitants, avec la grande transhumance au coeur de la région du Pool. Je ne rentrerai pas dans les détails de cet aspect de la narration décrite de l'intérieur. Je dirai juste la puissance que prend le discours ici. Plus fort, plus posé que les quelques récits de très proches ou sur des forums que j’ai eus de cet épisode de l’histoire congolaise. Bill Kouelany ici se dévêt de sa rage naturelle même si son instinct de survie lui impose de ne céder à aucun diktat de l’économie de guerre. Plusieurs semaines, plusieurs mois d’exode avec ses enfants, sa mère, des oncles… Avant de retrouver Brazzaville. Ce qu’elle explique, donne une compréhension du climat de terreur qui règne encore à Brazzaville quand on évoque cette période douloureuse et une volonté de ne point revivre pareille déflagration d’un pays. Moyen efficace pour terroriser les populations de ce pays, mais cela est une note, une interprétation personnelle de votre serviteur. Il n’empêche que sans partialité, elle se fait voix des sans-voix, cela en vivant sur place au Congo où les Ateliers Sahm, qu’elle anime, participent à l’émergence de nouveaux talents et à la vie culturelle congolaise.Bill Kouelany, Kipiala ou la rage d'être soiEditions Les Avrils, première parution en septembre 2021, 343 pages