Je ne m’attendais pas à ce que l’écrivain camerounais Patrice Nganang propose une suite du roman qui l’a révélé sur la scène littéraire francophone : Temps de chien. Quand, je relis de ma chronique de l’époque, je la trouve insipide, peu à la hauteur de ce roman.
Au commencement, Mboudjak, Massa Yo et Madagascar
On peut se faire une petite mise en jambe en revenant sur le premier roman Temps de chien. A l'époque, Massa Yo est un fonctionnaire dégraissé qui bascule dans la gestion d’un bar Le client est roi d'un des sous quartiers de Yaoundé, Madagascar. A partir de ce lieu, Mboudjak, le chien de Massa Yo observe le petit peuple qui côtoie cet espace, avec toutes les problématiques des gens de ce quartier populaire. Dans une bonne humeur, mais aussi par le fait d’une misère sociale qui frappe ces quartiers. A l’instar d’un scénario à la Do the right thing du cinéaste américain Spike Lee, la tension monte progressivement jusqu'à un appel à la révolte sociale lancée pour que Paul Biya, chef d'état camerounais, puisse tomber…Seulement Biya est toujours au pouvoir au Cameroun, vingt ans après. Bon, ces derniers mots résonnent comme un des romans phares d’Alexandre Dumas dont je me suis délecté, adolescent. Une suite des Trois Mousquetaires. Nganang prend un risque important en proposant donc une suite à ce fabuleux roman dont les aspirations à la liberté et au changement n’ont pas été atteintes mais parfaitement bafouées. Le roman Mboudjak, les aventures du chien-philosophe commence donc à Madagascar. Vingt ans après. Ce sous-quartier est devenu encore plus dangereux qu'auparavant. Une scène d’anthologie traduit la violence aveugle qui règne Madagascar : Odeshi, un jeune du quartier, en pleine journée, vient prendre la télé allumée que Massa Yo regarde. Son poste téléviseur Téléfunken qu’il a payé avec ses sous. L’aplomb de l’awasheur est sublime. Massa Yo s’est refait une santé financière grâce aux affaires de sa soeur qu’il développe au Cameroun. Le déménagement vers le quartier plus huppé de Santa Barbara était une chronique déjà annoncée. Accélérée par la pression du prince des Awasheurs : Odeshi.
Nganang nous pousse à découvrir ces quartiers. Une petite recherche sur Google me donne une information importante : Si Madagascar est décrit rapidement comme un quartier populeux, les références d’appartements à louer du côté de Santa Barbara dans TripAdvisor ou AirBnB traduisent bien l’écart, le monde qui sépare ces deux univers de Yaoundé.
Ensuite Santa Barbara…
L’arrivée dans ce quartier se fait après la fuite de Madagascar. Pourtant, dans ce quartier huppé, sensé fournir plus de quiétude aux nouveaux arrivants, Massa Yo se voit confronter à une brutalité différente, plus sournoise. On est ici plus proche des cercles du pouvoir politique et économique camerounais. La méfiance est grande. Le quartier est sous contrôle avec un chef de bloc vigilant et des voisins qui veillent sur la sécurité du coin en testant les nouveaux arrivants. On n'est pas loin d'un profilage ethnique qui, dans le contexte de Yaoundé, définit vos choix politiques.Malaise donc.
La nouvelle galerie de personnages que nous propose l'écrivain est donc tout aussi intéressante que ceux de Madagascar : Le chef Edimo, Boza, Atango, M. Ondoa, etc.
La guerre des langues
Je vais vous dire très clairement comment j'entrevoyais ce roman quand je l'ai reçu. J'imaginais que par un concours de circonstances, Mboudjak se retrouvait dans l'arrière pays du NOSO, la région où se déroule le conflit armé entre le pouvoir central et les milices anglophones. Que nenni. Tout va se passer dans la cour de Massa Yo quand les rumeurs de cette guerre qui ne dit pas son nom s'invite brutalement à Yaoundé, à Santa Barbara. Par la décapitation de Boza, un gars du quartier refoulé après une aventure avortée en Europe, qui venait d'être recruté dans la gendarmerie et envoyé au front. Mais surtout par l'arrivée de Bello et de sa mère, toutes deux anglophones. Ma Bobga sa mère est une cousine de Massa Yo. Son mari a été exécuté et elle ignore ce que sont devenus ses garçons. Bello ne parle pas. Elle mugit. Pour le commun de mortels, elle est simple d'esprit. Mais Mboudjak avec qui elle sait communiquer et qui décrypte ses mugissements comprend parfaitement cette jeune fille et perçoit la profondeur du traumatisme qu'elle a subi.Patrice Nganang choisit de mettre en scène ce choc des langues par le discours de ses personnages ou l’impossible langage de la douleur pour ce qui concerne Bello. Ainsi quand on est dans la rue de Yaoundé, c'est le camfranglais jusqu'à l'overdose qu'il impose aux lecteurs. Je parle d'excès parce que le camfranglais nécessite d'avoir vraiment un camerounais à proximité pour comprendre pas mal d'expressions. Et comme il porte la première partie du roman qui correspond au Ncho (1), on n'est pas dans la phase critique du texte mais dans une forme de mise en scène du décor. En cela, le parti pris de l’écrivain est d’abord de parler aux Camerounais qui connaissent plus ou moins cette langue. Puis à celles et ceux qui s’intéressent à ce pays ou au travail d’écriture. Dans le registre du Nou (2), c’est par le pidgin que Ma Bobga restitue progressivement la violence qui s'est abattue sur sa famille dans le Noso. Et c’est par pages entières de pidgin que le témoignage se fait sans la moindre traduction. Le pidgin tel que Nganang le formule possède moins d’emprunts aux langues camerounaises, donc il est plus accessible pour un lecteur non camerounais qui utilise l’anglais de temps à autre. Le lecteur que je suis veut comprendre ce que Bello a subi. Donc, il y a un effort qu’il consent à faire, puis il s’habitue à la langue et il finit même à deviner le sens de certaines tournures.
Mboudjak produit lui des analyses les plus fluides. En français naturellement. C’est un chien philosophe francophone. Même si on le surprend dans ses aboiements, revenir au camfranglais pour contester les injustices de son maître à l’égard de la gente canine. Mboudjak est la voix des sans voix. Il entend les mugissements de Bello. Il délire avec elle. Il associe la gente animale dans une sorte d’interactions animistes là où Patrice Nganang critique les mouvements pentecôtistes prompts aux séances d’exorcisme payantes sans entendre réellement les personnes en souffrance. Le problème c’est l’écoute, c’est l’attention. Elle nécessite de la patience, de la tolérance, de l’amour. Elle exige un détachement au matériel et au pouvoir de l’argent. En page 250, une scène résume l’essence de ce conflit :
' Pourquoi tu ne la laisses pas tranquille ', demanda son père, et puis il changea de ton, ‘ laisse la tranquille! ’ ‘ Je ne fais rien ‘ protesta Demoa ‘ Tu vois bien qu’elle ne veut pas. ‘ […] ‘ Nous ne jouons pas, je lui apprends le français ‘.Cette discussion engage le père Massa Yo, sa fille Demoa et sa nièce Bello. Les membres d'une même famille. Demoa n’a pas de mauvaises intentions. Elle veut aider sa soeur-cadeau venue du bush. Elle veut lui apprendre à parler français, plutôt que de se réfugier dans son silence. la guerre entre les langues héritées de la colonisation au sein d'une même famille. Les langues meurtrières. La scène la plus violente de ce roman intervient quand avec sang froid, Bello déchiquète le manuel scolaire J’aime mon pays, le Cameroun de Demoa. C’est une scène exceptionnelle d’autant qu’on comprend l’acte de la part de la jeune fille qui ne peut pas parler, mais qui réagit de manière impériale à un acte de domination. On est là au coeur du problème. Parce que c'est inconscient.
De la profondeur des personnages
Dans cette cour de Massa Yo, on se rend compte que les choses ne sont si binaires que cela. C’est d’autant plus étonnant que dans la posture de Patrice Nganang dans les réseaux sociaux, ces postures sont particulièrement clivantes et manichéennes. Le roman est le terrain de la nuance, du discours long où Nganang affirme le fait ethnique dans son pays, analyse l’histoire à partir d’un personnage bamiléké avec tous les clichés rattachés à cette communauté camerounaise. Mais il reconnait que la violence peut frapper n’importe quel camerounais ewondo, douala, etc.Parmi les nombreux points intéressants de ce roman, il y a la densité des personnages. En particulier Massa Yo. Beaucoup plus complexe que le souvenir que j’en ai dans Temps de chien. C’est un homme qui ne maîtrise pas sa destinée, qui compose avec sa soeur en Europe, rappelant, matérialisant le pouvoir très important de la diaspora. C’est un homme qui rase les murs, qui évite d’affirmer son identité pour mieux faire fructifier ses affaires. Mais, peut-on étouffer éternellement les crimes qu’on a subis ainsi que ses proches. Doit-on taire la victime quand elle mugit, quand elle pousse avec constance son cri ? Ma Bobga est une cousine. Massa Yo aurait pu s’en débarrasser. Une lâcheté de plus à laquelle il ne cède pas. Mais il est littéralement dépassé. Son dialogue avec son fils qui est étudiant est impossible. Pourtant, il se reconnait dans les combats de son fils qui le renvoient à des batailles plus anciennes, dans le maquis. L’homme doit taire beaucoup de choses en lui pour vivre dans ce Cameroun. Mais il ne peut, au nom de la bienséance, faire taire les autres. On aurait pu s'attendre à de la délation des voisins pour se débarrasser de la tâche, de l'enfant bien-aimé de sa cousine. Mais ce qui se dégage, c'est une unité plus profonde, donc possible face à une injustice qui sert une multinationale pétrolière.
Mboudjak est remarquable. Mais c’est un chien. On fait comment ? Il peut philosopher, ça ne compte pas. Sauf comme un artifice littéraire. Merci pour ton humour et ton sens de l'auto-dérision.
Patrice Nganang, Mboudjak - Les aventures du chien philosopheEditions Teham, parution prévue pour le 12 janvier 2022.(1) Ncho : Structure narrative bamiléké - niveau basique / scène de la vie courante, le quotidien(2) Nou : Structure narrative bamiléké - en eaux profondes, discours sur les conflits touchant à la nation.