quand j’étais un homme seul
sans attaches
ma vie était étonnamment pleine d’images
c’était chaque jour
une dépravation sensorielle
une folie
comme celle du joueur d’échecs de Zweig
j’écrivais des poèmes d’amour
même s’il n’y avait pas un chat dans mon lit
je chantais I’m just a jealous guy de Lennon
sans jalouser personne
et je voyais la Grande Ourse
les yeux fermés
à l’époque
je voulais avoir une femme et une maison
mais je me retrouvais chaque soir
au cinéma Volga
et je pleurais devant tous les marivaudages
depuis un an
dans mon existence
il y a de plus en plus de monde
tout est bien réaliste et terne
comme dans une photo ancienne
j’ai une femme une maison un travail
j’ai des amis ou presque
j’ai des livres qui m’attendent
mais je ne suis pas heureux
et j’envie les gens qui sont seuls
j’envie leur solitude
de toutes les images possibles
j’ai partagé avec toi
mon parcours solitaire
comme deux enfants un gâteau à la crème
et aujourd’hui
je te rencontre parfois dans la rue
près d’un café
comme une vieille connaissance qui a été ton étoile
dont le ciel t’a séparé
que puis-je te dire ?
tu es restée aussi belle
mais tu es devenue une constellation étrangère
et je ne peux plus te toucher
je ne peux plus coller ton visage au mien
qu’à travers une vitre
comme Delon avec Monica Vitti
dans l’Éclipse
maintenant
tu es la solitude de quelqu’un d’autre
et moi
je suis un homme sans solitude
***
Mircea Cartarescu (né en1956 à Bucarest, Roumanie) – Le blues roumain (éditions Unicité) – Traduction (libre) du roumain de Radu Bata.