La revue American Banker nous apprend que quelques institutions financières remettent actuellement au goût du jour les grandes ambitions de plates-formes interbancaires à base de blockchain, dont la première vague, portée il y a quelques années par les R3, Ripple et autres Digital Assets Holdings, avait pourtant accouché d'une souris.
Quels changements sont donc intervenus ces derniers temps qui justifieraient un regain d'intérêt ? Certes, de nouveaux protagonistes entrent en scène, aussi bien du côté des fournisseurs (Figure Technologies, Tassat…) que des utilisateurs, qui sont désormais des établissements de taille modeste. Et la montée en puissance des monnaies digitales de banque centrale (MDBC) laisse entrevoir une possible simplification des modèles opérationnels, sans prise de risque avec des actifs virtuels intermédiaires.
Mais, en dehors de ce dernier point qui soulagera ceux qui étaient restés bloqués sur cette particularité de Ripple, aucun des principaux facteurs d'échec des tentatives précédentes n'est résorbé avec la génération montante de produits ! Partage du système en copropriété avec tous les participants, transparence (même partielle) des données transmises et des transactions exécutées, fragmentation du marché… ont entravé la concrétisation des promesses d'autrefois et tueront aussi sûrement celles d'aujourd'hui.
La première difficulté dans n'importe quelle initiative à l'échelle de l'industrie n'est pas technologique, elle se situe toujours dans la mise en place d'une gouvernance adaptée. Au fil des décennies, quelques-unes ont réussi, telles que Swift, parfois dans la douleur, mais leur rareté prouve l'ampleur du défi. Or, bien entendu, la blockchain n'apporte aucune réponse à cet enjeu. Au contraire, puisqu'elle tend à imposer structurellement une égalité entre ses membres, susceptible de frustrer les « gros » face aux « petits ».
La logique voudrait qu'un projet de ce genre commence par le rassemblement autour d'une table d'un maximum de parties intéressées à la résolution d'une problématique commune, suffisamment sensible pour garantir un engagement durable. Il faudrait ensuite mettre au point les règles et principes de fonctionnement de cette communauté. Enfin, seulement, les questions relatives à l'implémentation mériteraient d'être abordées, dont, peut-être, la valeur ajoutée potentielle de la blockchain dans le cas considéré.
En mettant l'outil, quel qu'il soit, et son déploiement en tête de leurs préoccupations, et en croyant de la sorte faire l'économie de la définition d'une organisation collaborative, les apprentis sorciers construisent une solution qui a peu de chances de satisfaire l'ensemble des acteurs visés (que ce soit pour des raisons pratiques ou politiques), dont la portée est par conséquent limitée, suscitant éventuellement le lancement d'alternatives concurrentes qui dispersent les efforts, à l'opposé des ambitions d'universalité initiales.
À bien chercher, il existe bien un motif valable pour une telle approche contre-intuitive, quand la simple mention du recours à la blockchain devient, en soi, par effet d'aura, un argument (artificiel) permettant d'obtenir un consensus là où il n'a jamais pu être instauré. L'idée peut paraître extrême, elle se rencontre néanmoins plus souvent qu'on ne l'imaginerait a priori. Il subsiste toutefois dans ce genre de circonstances un sérieux doute sur la pérennité d'une coopération élaborée sur des fondations aussi fragiles.
En synthèse, nous sommes ici en présence d'un cas typique d'illusion technologique, dans lequel les excès d'enthousiasme conduisent à rêver que la dernière innovation à la mode va effacer toutes les complexités existantes. Avant la moindre expérimentation, il faut remettre les pieds sur terre et commencer par s'interroger sur l'origine réelle des écueils identifiés et la matérialité de leur élimination par le nouveau jouet disponible.