On n’est pas sérieux quand on a 23 ans.
Diplôme d’ingénieur en poche, me voici en route vers la marche pour la décroissance où François Schneider et son ânesse Jujube se dirigent lentement vers le grand prix de Magny-Cours pour alerter sur la fin du pétrole.
Je bricole ma pancarte pour l’occasion. Et j’ai enfin trouvé mon slogan goguenard : « la F1 du pétrole« . Qu’est-ce qu’on rigole !
Je commence à animer une chronique tous les lundi matin sur la radio libre Radio Zinzine. Le studio est à Aix-en-Provence, ce qui me permet de faire des micro-trottoirs avec une toute nouvelle espèce : les conducteurs de 4×4 (on ne dit pas encore SUV). Le coeur de cette radio se situe sur les collines de Forcalquier, à Longo Maï, une coopérative libertaire européenne.
Je n’y suis allé que deux fois. La première, j’avais entre autre rencontré un jeune menuisier philosophe auteur de l’excellente revue confidentielle « Notes & Morceaux Choisis ». La deuxième fois, rien qu’à l’écrire, je ressens la puissance tellurique des chansons d’un artiste alors inconnu pour moi et qui s’appelle Allain Leprest. Sous les étoiles provençales se déploie l’intimité du chant mêlé au piano. Et ces collines qui semblent également se taire pour profiter de ce moment unique.
Je commence à bricoler une idée avec mon ami, camarade, collègue Benjamin. Ce sera eco-sapiens. Incubé dans la couveuse d’activité solidaire InterMade. Ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise à quel point cet « accident » de parcours a façonné mon rapport à l’entrepreneuriat. Il serait temps de remercier la fondatrice Sabine d’avoir osé créer un tel ovni.
Rejoints en cours de route par Martine puis Françoise qui, avec du recul, devaient être sacrément confiantes pour rejoindre les deux idéalistes inexpérimentés que nous étions.
Je réalise qu’en mentionnant ainsi les compagnon-nes de route je vais forcément en oublier et j’en aurai des remords amers…. Mais quand même merci Jonas, Pauline, Aurélie x2, Benoit, Minh et donc, j’avais prévenu, ceux que j’oublie ici.
Bref. De 23 à 30 ans, je me suis frotté à l’éco-consommation. Ses marques, ses acteurs, ses labels, ses enjeux, ses solutions, ses problèmes. Des rencontres inoubliables, des soirées improbables. Au cœur de Marseille car où ailleurs pouvait-on trouver un tel entrain ?
Nos bureaux sont dans le bel hôtel Rivoire&Carret, à deux pas de la gare Saint-Charles ce qui permet d’attraper le TGV alors même que j’alikoumsalam les collègues. Je me souviens de ce (bon) journaliste de Canal Plus venu nous filmer une journée. Et une heure de direct avec Isabelle Giordano sur France Inter. Et ma bobine dans Elle Magazine avec Marion Cotillard en couv’. Du grand n’importe quoi.
On n’est pas sérieux quand on a 23 ans. Ni même à 30 ans où je partage désormais mes bureaux avec d’autres potes plus déjantés que les poulets bicyclettes de Marseille (qui pourtant savaient comme personne entretenir un lombricomposteur). Avec Sébastien, Sylvain, Jérémy, Thibault on a par exemple reçu une délégation chinoise du ministère de la santé. Avec tout le protocole et des cadeaux type « rencontre au plus haut sommet ». On a du leur dire deux trois banalités sur la pollution de l’air.
Longtemps j’ai façonné l’idée de faire une sorte de récit avec comme idée : un article – une rencontre. J’y ai pensé en apprenant la mort de Pierre Rabhi que, pour le coup, je n’ai jamais rencontré. Tout le monde y allait de sa petite anecdote et je me suis retrouvé à avoir moi-même des anecdotes assez cools à propos des anecdoteurs. Bref, déjà dans la seconde main !
Un autre déclic récent c’est que, après la belle aventure eco-sapiens, une SCOP sur le « consommer autrement« , après l’aventure Oui je me lance, une SCIC sur le « travailler autrement« , me voici arrivé dans un univers très différent, l’association France Active sur le « financer autrement« .
La consommation, le travail, la finance. Trois leviers d’action pour changer le monde. Il ne manque plus que la politique et on a fait le tour.
Ah si, il y a aussi la sagesse.
Pour le moment me voici arrivé sur la case « finances ». Au départ un simple constat, fort bien résumé d’ailleurs par Jean-François Noubel (que j’ai vu un peu par hasard à une conférence…). Il n’y a pas de pénurie d’argent, c’est plutôt que les tuyaux existants fonctionnent au goutte à goutte. Métaphore d’une personne contrainte à respirer avec une paille très fine alors que l’air autour de nous n’est absolument pas rare.
C’est une idée que j’ai retrouvée des années plus tard, en lisant l’incroyable « Dette : 5 000 ans d’histoire » de l’anthropologue David Graber. Mon rôle d’une certaine manière c’est déjà de faire avec une petite paille existante, celle de la finance solidaire. Mais il en existe des biens plus grosses, des pipelines dont on ne parvient même pas à évaluer le gigantisme. En fait, il suffit par exemple de se dire : l’EPR de Flamanville coûtera 19 milliards (au lieu des 3 milliards annoncés il y a 15 ans) pour se dire que ce genre de « tuyau » est 10 000 fois plus gros que ce qui « me » suffirait à lubrifier des centaines de projets réellement positifs.
D’ailleurs, je demande quel investisseur normalement constitué accepterait de financer une aventure qui 15 ans après n’en finit pas, demande une 5 rallonges pour peut-être aboutir à quelque chose qui du coup… ne sera pas vraiment moderne.
En tant qu’ambassadeur négaWatt j’adore montrer les diagrammes de Sankey. A droite la consommation d’énergie, à gauche la production d’énergie. Et au milieu le chemin, les moyens, les vecteurs. Je rêve d’un équivalent pour les flux financiers. Je pense que la finance solidaire, et France Active en premier lieu, c’est un peu la petite ligne « énergies renouvelables » à peine distinguable au milieu des gros traits fossiles de la finance « à la papa ». Une finance de rentiers à n’en pas douter.
Sur mon deux roues ce soir, en revenant du travail, j’ai repensé au cours que je donne à des élèves ingénieurs où je peux m’adonner à un modeste lobbying pour une sobriété numérique. Je parle surtout d’entropie. Une belle notion qui permet d’aller de la physique à la chimie en passant par la statistique, la théorie de l’information, la métaphysique et le monde vivant.
J’y rappelle que la définition première de la vie c’est justement la néguentropie, la lutte contre l’entropie. La vie est une sorte d’aberration physique qui vient lutter contre la fatalité de l’univers à se gloubi-boulgaliser.
Dans le monde économique, il y a cette même tendance morbide à homogénéiser le monde. Il m’est apparu que l’entrepreneuriat c’est finalement de la néguentropie dans le monde économique. Il n’y a pas plus vivant qu’un entrepreneur.
Il n’y a pas plus mort qu’un système financier nombriliste. Alors autant dire qu’en rejoignant une « maison » qui se veut soutenir « l’entrepreneuriat engagé« , c’est comme si j’étais doublement du côté des vivants.
Ouf !