Vers l’oeil fendu d’un oiseau
Ce cahier est dirigé par Mireille Calle-Gruber, décidément une des plus fines lectrices qui soit. Comme toujours, inédits de l’auteur (dont cet Adelphine Couturier stupéfiant) et photographies, biographie, souvenirs amicaux (si proche, le témoignage de Marie Vialle en particulier), nombreuses lectures personnelles et critiques profondes (dont celle qui confirme encore la profondeur de Mireille Calle-Gruber) et une très belle correspondance avec Dominique Rabaté sur la notion d’œuvre dans laquelle Pascal Quignard ne reconnaît pas ce qu’il fait, qu’il ne peut au fond qualifier, sauf à employer un mot particulier, celui d’immersion :
« Je rassemble des choses très disparates, des temps très différents, des histoires très rieuses…. Mon souci… c’est d’atteindre une sorte de liquidité de flux… je ne veux pas qu’entre… le vrai et faux… quelque chose puisse arrêter. … Voilà la volonté qu’il y a derrière : l’immersion. … j’ai besoin que tout ce que j’écris – qui est pourtant très fragmentaire – soit comme un eau. » dit-il à sa traductrice coréenne.
Trois parties, Musique, Passages, Littérature et Contrechant rythment le volume. Nombre de brouillons sont exposés, de sa petite écriture fine quel l’on reconnaît…
La musique en premier, chez Pascal Quignard, nul se s’en étonnera. C’est son fredon, ce chantonnement qui le hante. Tout le Cahier est sous le signe d’ au-delà de la parole , comme le dit aussi Michèle Reverdy et l’on reconnaît ici en tout premier, l’infans, celui qui ne parle pas, pas encore, aura toujours du mal à parler. Au-delà de la parole mais non au-delà des mots ou de la langue.
On peut lire sa généalogie familiale sur de longues pages, fortement inscrite dans la branche maternelle, Pascal Quignard étant quelqu’un d’enraciné. De même dans les terres de l’Est de la France, bien que né au Havre, et même fortement ancré dans le monde germanique (tradition du conte, féroce chez lui, des sonorités, la voix et l’accent de sa nourrice allemande qui prit le relais d’une mère défaillante…).
Il s’est aussi trouvé des racines très profondes ailleurs, au Japon notamment, dans ces moments intenses où, ailleurs, l’on sait tout à coup que l’on est d’ici, que quelque chose de nous-mêmes s’y miroite à s’y méprendre, Narcisse ou Écho…
Peut-être ai-je lu ce volume sous le signe de deux arts, plus particulièrement : celui de la traduction, et celui de la danse. Il laisse une liberté immense à ses traducteurs, quitte à leur proposer de supprimer une phrase si celle-ci manque de sens dans la langue d’accueil. La place qui est consacré à ce travail dans ce volume est symbolique de l’importance de ces passages dans les mondes des langues, et pour celui qui aime les ombres, celles-ci sont plus nombreuses que les lignes claires quand on traduit, « passage d‘un monde à un autre ».
De même il ne participe pas aux scénarios, aux films que Rappeneau ou Jacquot font à partir de ses romans. Il n’entrera pas dans le travail de quelqu’un d’autre que le sien.
Par contre il se laisse traverser, prendre, bouleverser par les autres arts, le musique nous le savons, mais aussi la danse si l’on peut appeler ainsi le Buto que pratiquait Carlotta Ikeda, avec laquelle il a travaillé. Peut-être personne d’autre qu’elle n’a approché d’aussi près la naissance et la mort. Je ne sais pas. Je me souviens simplement avoir été littéralement médusée après l’avoir vue il y a longtemps. Peut-être aucun autre écrivain ne pouvait faire cela, avec elle, que lui.
« J’aime le trouble plus que la vérité », dit-il. Celui qui nous prend à regarder les tableaux de son ami peintre Jean Rustin, on en aperçoit un près de Pascal Quignard sur une photo et l’on croit que c’est lui. La vérité est une obsession philosophique, il lui préfère ce moment tellement troublant qu’est l’aube.
C’est aussi ce qu’il aime dans le langage, auquel il ne renoncera jamais sans jamais penser qu’il le possède, comme on l’a lu dans sa Réponse à Lord Chandos (Galilée, 2020), brillamment commenté ici par Bertrand Leclair.
Cet homme secret laisse dans ce Cahier de l’Herne quelques possibilités d’entrevoir un cabinet interdit : dessins à forte teneur érotique, à la fois précis et lavés, d’un bleu sombre d’encre. Les bouches féminines sont ouvertes sur le cri de Munch, ou déformées comme chez Bacon.
Peu de rouge, pas de sang.
Quelques traces écrites pourpre dans ces Meaumus fecit, tableaux de Pascal Quignard qui rappellent la manière noire du Meaume de Terrasse à Rome (Gallimard), qui forment un cahier saisissant, hanté, au centre du volume, avec ce petit Boutès vermillon devant l’énorme sirène-oiseau noire.
Comme une Médéa dont le sexe est contemplé par son enfant dévorant, qui cherche à ré-rentrer dedans, qui le livre béant, au regard.
Rouge, c’est la couleur de Boutès, le plongeur, le plus beau peut-être des textes de Pascal Quignard.
Benoît Jacquot, qui a tourné Villa Amalia, a tout à fait repéré que lui-même fait « des films comme, je crois, Pascal Quignard écrit, en plongeant quelque part où je ne sais pas où je vais. »
C’est le Cahier de l’Herne d’un contemporain et de qui est Pascal Quignard aujourd’hui.
Certainement moins mutique qu’autrefois, et certainement plus heureux.
Pascal Quignard a le regard fixe d’un homme obsédé par la naissance, le sexe, la mort. Ce regard grand ouvert sur la photo de couverture, dans la posture légèrement penchée qui lui est familière.
Celui qui aime entendre l’eau de l’Yonne pour écrire, héraclitéen qui cherche à retenir le perdu, nous ouvre dans ce Cahier de l’Herne quelques portes pour mieux l’approcher, sans pour autant que l’on puisse savoir quel est le secret de pourquoi il est qui il est, qu’il ne connaît peut-être pas lui-même.
Mais l’échange le plus tendre et le plus fascinant a certainement lieu de manière totalement silencieuse et close vers une petite chouette prénommée Bubbele, (un b très doux, à l’allemande, presque comme un p, petite poupée) dont l’œil est fendu d’une paupière verticale, ou entre lui qui esquisse un sourire quand sur son poing tendu se posent les serres d’un faucon et le regard que peut-être ils échangent.
Émergence du perdu, joie qui doit être terrible.
Isabelle Baladine Howald
Cahier de l’Herne Pascal Quignard, dirigé par Mireille Calle-Gruber, 2021, 287 p, 33€