Déjà, le premier poème du recueil marque l’ambition du poète : « J’appelle depuis l’enfance / Dans la grande chambre vide / J’entends des pas qui s’approchent / Est-ce un ange ou bien mon juge ? ». Le recueil s’ouvre par l’évocation de l’heure du bilan, du retour aux sources. Tout l’enjeu repose sur cette marche arrière, sur ce retour à soi. Il s’agit pour le poète de retrouver l’enfant qu’il était, de renouer avec ses souvenirs et avec tous ceux qui étaient là. Le poème est comme le manteau de l’invisible qui réchauffe le cœur frileux, mélancolique du poète, et qui rend à ce qui était l’idée de sa présence pure : « Je m’abandonnais au flux / De la présence invisible / Qui me consolait de tout ». À travers ce que l’on pourrait qualifier de voyage intérieur, Gérard Bocholier s’en va retrouver le temps des rêveries naïves de l’enfance, le temps des songes et des spectacles fantabuleux de l’imagination : « La nuit je collais l’oreille / Au vieux poste où la musique / Et les voix dressaient la scène / D’une féerie de songes » ; ou encore : « On ne voyait pas les eaux / Baignant le pied des vergers / Mais l’ourlet froncé des aulnes / Chers aux devins et aux fées ». L’enfance ressort de ce livre comme le berceau originel de la poésie de Gérard Bocholier. L’enfance semble en effet avoir aiguisé le regard du poète, elle lui a appris à voir, dans ce qui est, la magie de l’invisible. Ces paradis de l’enfance, ce sont aussi bien les reliefs volcaniques d’Auvergne que les plis des montagnes du Jura quelque part dans le Haut-Doubs forestier qui apparaît tel qu’il est, dans son jus : majestueux, authentique, et mystique. De toute évidence, la nature joue un rôle des plus considérables dans la constitution de l’intimité du sujet lyrique. Elle souffle au poète sa vocation, et le poète lui accorde sa confiance en retour : « Je captais le suc des ombelles / Les fortes liqueurs d’un été / Où la terre ouvrait assoiffée / Les crevasses des lourds secrets / Que moi aussi je déposais ». D’une certaine manière, ce retour au temps de l’enfance est une tentative pour le poète de retrouver les conditions d’apparition de sa vocation poétique, en vain. Car il apparaît que les raisons de la vocation ne se laissent pas saisir si facilement. En conséquence de quoi le poète cultive ce mystère aux allures légendaires et fabuleuses jusque dans le vers en donnant à lire au lecteur cela qui ne se trouve nulle part, mais qui se fait pourtant sentir partout : « La promenade vers cinq heures // (…) / Trois aïeules me récitaient / Avec un rire de poupée / De très vieux secrets de famille / Sans rien m’apprendre du mystère / Qui les nuits de vent me hantait ». Le poème est cette bouche qui approche ses lèvres sèches à la source intarissablement fraîche et revigorante qui demeure au fond du puits de l’enfance, de l’être pur, et qui cherche désespérément dans cette eau qui remue dans le seau un quelconque présage de la vocation artistique. Le poète s’aperçoit parfois dans ses vers, salue de la main qui écrit l’enfant qu’il fut naguère : « Dans le poème où je me croise // (…) / Je me croise et fait révérence / À cet orpailleur de mémoire / Qui va se noyer dans le temps ». De façon plus radicale, nous pourrions aller jusqu’à dire que le poète, dans l’écriture, cherche à se racheter, lui l’« égaré », auprès de l’enfant qu’il était. Il tente en quelque sorte de sauver sa personne en sauvegardant l’innocence de l’enfant qui a bien grandi, dans le but d’aborder la vie qui vient avec davantage de sérénité et de confiance dans le temps : « Pour quelques années / Je creuse en mon centre / J’écris pour surprendre / Celui que je suis // Pour quelques années / Je retiens d’un fil / La folle espérance / De sauver ma vie ». Livre de la vocation poétique, J’appelle depuis l’enfance est en réalité l’histoire d’une « âme liée au bûcher / Jetée au feu de la Beauté », sacrifiée à servir l’éternité pour le temps de son passage terrestre… La poésie est donc un calmant, un anesthésiant à l’intense brûlure provoquée par les tisons chauds de l’enfance qui portent leur chaleur et leur lumière jusqu’à l’âge adulte.
À travers ses poèmes, Gérard Bocholier se présente lui-même comme un poète mélancolique. L’automne, par exemple, a une place privilégiée et apparaît en de nombreuses occurrences dans l’économie du recueil. À plus d’un titre, cette poésie nous ramène vers celle de Jaccottet ou de Verlaine. D’abord, l’apparente simplicité stylistique et le recours récurrent à l’impair tout au long du recueil nous font songer volontiers au poète saturnien : « Toujours repenti / Toujours en rechute / C’était monotone / Et décourageant // Par chance un asile / De beauté s’ouvrait // Plus riche en automne / Après les vendanges / Saison des poèmes / Des enchantements ». Tout se passe comme si le poète cherchait à s’inscrire dans cette topique traditionnelle de la mélancolie automnale. C’est certainement aussi une manière de tirer sa révérence à des poètes admirés parmi lesquels on peut bien évidemment reconnaître Baudelaire. C’est encore au poète Francis Jammes que l’on peut penser en lisant les poèmes de Gérard Bocholier, tant la reprise poétique des faits et gestes des êtres aimés durant l’enfance semble vraie, sans détail superfétatoire, et témoignant d’un lyrisme plein d’humilité, champêtre, campagnard et spirituel tout à la fois : « L’été sans pitié tombait sur les rangs de vigne / Il fallait conduire la jument par la bride / La faire avancer dans les cailloux les chardons // Elle se figeait quelquefois méditative / En vain je chassais les mouches envahissantes / Qui par dizaines dans ses yeux dans ses oreilles / Ne cherchaient qu’à épuiser leur rage de vivre ». On retrouve également à certains égards le symbolisme d’un Rimbaud par le jeu des images, le choix des substantifs, ainsi que par la manière de mettre en scène le sujet poétique : « Ce théâtre d’illusions / A vu passer bien des rôles // J’ai caressé des fantômes / Visages fanés d’enfants / Corps aiguisés couverts d’ambre // Le cœur déjà dans les rides / Leur pauvre âme écartelée / Leurs jouets inconsolés ».
Il est de ces livres puissants où il ne fait aucun doute que l’on gardera longtemps en mémoire l’effet que nous en a procuré la lecture ; où l’on ressent le besoin intime et crucial d’en remercier les auteurs pour leur franchise et leur talent, pour leur façon unique, émouvante et enivrante de célébrer la beauté du monde et de servir avec autant d’efficacité et de génie le dessein de l’univers. J’appelle depuis l’enfance est l’un de ceux-ci. Il donne finalement envie de se taire et de s’en aller sur les chemins contempler l’éternel mystère, gardant ainsi les « chants pour la fin ». Car ce que l’on retient en tout et pour tout, c’est « qu’on reste prisonnier / De l’enfance et de sa nuit » constellée de fragments pétillants et luminescents d’ardeur, de vigueur et de gaieté pures, qui redonnent au lecteur adulte une tranche précieuse de sa propre enfance passée à errer inconsciemment parmi les ceps de vignes mordorés d’Auvergne, sous les sapins noirs du Haut-Doubs, ou « sous les tilleuls verts de la promenade » d’ici ou d’ailleurs.
Guillaume Curtit
Gérard Bocholier, J’appelle depuis l’enfance, La Coopérative, 2020, 144p., 16€.
sur le site de l’éditeur, où l’on peut feuilleter les premières pages du livre.