(Note de lecture) Andrea Zanzotto, Haïkus pour une saison/Haïku for a Season/Haïku per una stagione, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé



Baudelaire n’aurait dit, à la fin de sa vie, aphasique et ne parlant plus, que le seul juron : « Crénom ! ». Zanzotto, dépressif, en 1982-84, hospitalisé plusieurs fois, n’aurait plus murmuré – dit-on – que des mots, en très petit nombre, des mots « comme autant de bulles » (p.106), et n’aurait balancé plus qu’entre « un mutisme et un bégaiement de quelques vocables seulement, drainant de pseudo-haïkus qui se combinaient en groupes, en chapelets » (id.). De là ces poèmes réunis et traduits ici pour la première fois en français, mais d’abord parus aux U.S.A. en 2012, puis en Italie en 2019. Et c’est une révélation, une éclaircie dans le brouillard de l’épidémie d’aujourd’hui, que d’entendre la voix d’un poète, bredouillant, bégayant, butant contre la langue, contre les langues, pour redonner sens à sa vie.
Et cela, magnifiquement.
91 pseudo-haïkus écrits par Zanzotto, ou marmonnés, une première fois en anglais, « parmi le bruissement des feuilles et l’écho de ses pas, lors de ses promenades avec quelques amis par les bois sauvages des alentours du Piave, lorsqu’on pouvait l’écouter tandis qu’il murmurait de petits poèmes à un auditoire d’herbettes et de fleurs », rappelle Marzio Breda (p.113). En anglais, parce que – pense-t-il – cette langue est plus agglutinante, plus monosyllabique, et sa « grammaire (…) moins complexe », comme le dit Philippe Di Meo, son traducteur (p.118), et que c’est une langue non romane. Des haïkus, parce que – croit-il – il lui fallait quitter sa langue, perdre la terre primitive de sa parole pour se renouveler, se retrouver, et ouvrir sa poésie à une tradition non occidentale. Mais aussi parce que s’y entend, sans doute, le « premier vagissement », dit Zanzotto, « un biorythme primordial », « le papillonnement d’un logos », « un souffle de vie (d’) une seule fois » (p.102), « le non-bruit du sens » (p.103), comme il l’écrit encore, ici, dans un court essai sur les haïkus (p.99-104).
Un poète privé de voix, un poète qui ne parle pas et ne communique plus guère, touche soudain à ce qui est, alors, à la source de toute poésie, à ce chantonnement qui nous berce dans l’enfance, qui nous manque tant lorsque nous devenons adultes, et que nous retrouvons enfin à l’écoute chantante d’un seul vers, d’un seul poème. Le haïku est ainsi du vent, du vent tissé, où l’essentiel d’une vie se joue. Tout y doit être condensé, serré, contraint, en 3 vers, 5/7/5 syllabes, schéma qu’allonge ou que bouleverse, parfois, le poète du Piave. Et tout doit, pourtant, s’y ouvrir vers l’extérieur, vers ce dehors, que conservent en eux, submergé, retenu, caché, les haïkus. Zanzotto les perçoit dès lors – dans des métaphores magnifiques – comme des « soupiraux d’où filtre quelque chose d’aveuglant » (p.100), comme une « syrinx à trois tuyaux » (p.102), dont le noyau est de silence.
Et, de fait, le haïku, pour lui, est bien ce qui va lui permettre, dans le temps même de désarroi qu’il connaît, dans le sentiment de perte de la réalité qu’il traverse, de ressaisir ce que c’est que d’être vivant. Pourquoi vivantes, simplement vivantes, les choses ? Pourquoi les choses, le paysage, et soi devant, les regardant ? La « fraîcheur unique du haïku », sa « grâce » délicate « de bourgeon » – comme il l’écrit encore (p.102-103) – est bien ce qui peut lui donner d’entendre, et de noter, « le bip-bip vital » (p.106) de toutes choses, leur calme aussi (car les choses sont sans anxiété, écrit-il (haïku 50), placides et tranquilles), et leur manière d’assentiment de s’accorder à l’existence. La pluie dit « oui » (haïku 31), dit Zanzotto. Les choses parlent, et acquiescent ainsi, dans les choses, au seul fait de vivre, d’exister, et d’être là. Une bouche crie « être », dans les choses (haïku 88). Et moi, qui suis là, devant ça, si souffrant, si mal, si perdu, dans toute ma confusion d’être, j’ai besoin de ce « oui » qui crie pour retrouver sens à ma vie.
Au-delà, c’est aussi l’abîme d’inexprimable, d’inexplorable, qu’Andrea Zanzotto recherche dans cette pratique du haïku. La voix y est contrainte, arrêtée, retenue, au bord de l’aveu. Un silence profond y gît, fondamental, qu’il révèle et donne à entendre. Aussi un haïku c’est du vent que l’on tisse, et qui passe encore entre les pierres lourdes du sens. C’est du rien, du vide intérieur, de l’invisible, et de la poussière, ce qui n’est pas là ou plus là, que l’on sent qui passe, et qui chante, parmi les syllabes et les mots. Ainsi, l’automne dans le printemps (haïku 6), les conversations des pétales sur les vitres fermées des fenêtres (haïku 19), ou les vies de mondes parallèles (haïku 20), tout ce qui semble pouvoir paraître derrière les nuages (haïku 37), et filer, qu’on devine, et qu’on ne voit plus, sitôt que l’on l’a aperçu. « Demain vide bleu » (haïku 47). Le haïku est monde intérieur, bouche close, parole tue mais que l’on devine en passant d’un mot l’autre, d’une langue l’autre.
Parfois, il fait brouter la langue (haïku 5), parfois se rencontrer les temps, macrocosme et microcosme, monde du dehors-monde du dedans (haïkus 6, 9, 10 par exemple). Et, parfois, il note simplement le « cerisier ébouriffé » (haïku 65), les « fruits ou fleurs de (la) lumière » (haïku 24), « dans le pré le merle (qui) becquette » (haïku 15), l’herbe, les alouettes, et le soleil pâlichon d’une fin d’automne (haïku 27). Il recherche la pensée simple, celle qui permet d’être tout près des choses dans leur complexité (haïku 30), pour percevoir les « coquelicots (qui) applaudissent » (haïku 64), la « neige-grêle » (haïku 41), la « giclure du crépuscule » (haïku 44), « le lac » qui est « seulement le lac », « les nymphéas (…) des nymphéas » (haïku 82). Tout est là dans ce que nous dit la nature, dans son silence. « Doucement, pâlement dans la nature / dort l’écriture », dit Zanzotto (haïku 85).
C’est ainsi que, par ces poèmes nés d’un mal-être existentiel, qu’il a gardés dans un tiroir et qu’il considérait comme « les détritus de sa propre histoire » (p.107), est revenue « la plénitude de l’été guère plus / qu’une caresse » (haïku 84), plénitude d’abord dans le vert du « lac, gris-bleu » (haïku 81), puis dans ce qui est « le petit volcan (de) juillet » (haïku 86), comme il dit, enfin dans ce qu’offre la nature, avec abondance. Avec ce tout dernier recueil, Zanzotto rejoint bien ainsi, comme il le voulait certainement, la langue de Dante et de Pétrarque, de l’Arioste, et d’Ungaretti, le premier Ungaretti. Il atteint, tout aussi sûrement, à ce qu’il nomme « les sublimeries » du labyrinthe des ruisseaux, (des) petits lacs (et des) collines » (p.112). Là est, toujours, pour nous, poètes, qui cherchons réponse à notre être, et à notre existence d’être, sur cette terre et parmi les choses, la leçon qu’il faut écouter et que nous répète le réel. « La nature a lieu, disait Mallarmé, et on n’y ajoutera pas ». Mais, peut-être, pourrait-on l’entendre, et s’en nourrir, s’en abreuver, pour que le quotidien d’une vie trouve sens et s’accorde ainsi à ce que Pierre Reverdy nommait la Grande Réalité, qui est là, tout autour de nous.
Qui est en nous. 
Christian Travaux

Andrea Zanzotto, Haïkus pour une saison/Haïku for a Season/Haïku per una stagione, traduction & notes Philippe Di Meo, édition La Barque, 2021, 118 p, 21€
Sur le site de l’éditeur, où l’on peut voir quelques pages
Extraits :

55
Haïku d’une aube déconcertante
peut-être mienne – peut-être la voix traînante
ou les mini-bruits d’autres univers
56
De distraites mini-rêveries éclosent
ou éclosent des réveils
haïku à l’aube, aigrettes en vain poursuivies
59
Un coquelicot solitaire
qui a égaré mes amis
ses amis et moi, coquelicots