(Lettre à) Yves Boudier, à propos de N'y point penser, de Pierre-Yves Soucy

Par Florence Trocmé


Cher Yves,
Comment échapper aux images ? Ou encore, comment, ne pouvant échapper aux images, nous devons les tenir dans leurs relations étroites aux mots, à la parole, puisque toute la pensée et plus encore la création poétique se fondent, s’établissent sur leur pouvoir d’évocation, aussi dissimulée que cette dernière soit, et qui pourtant nous rattache à la saisie de toutes nos expériences et des prolongements par les chemins de notre capacité, cette fois, d’évocation et d’anticipation. Lisant en reprise avec toute l’attention que mérite ce livre, n’y point penser, les images de plusieurs toiles de Bruegel l’ancien reviennent en force. Là est le jeu parfois redoutable de la mémoire, de ce que nous aurons accumulé et qui revient éclairer chaque fois sous des angles imprévus une poésie, ces instants sans retour pour paraphraser quelques mots de la première page de ce livre. Le cycle de la vie y est évoqué avec une lucidité brève que ne laisse pas un instant tranquille : mise au monde / mise à mort. On le sait, et on l’oublie pour vivre dans une sorte d’indifférence au monde, à la présence intérieure du monde, ce qui tient lieu du reste et qui nous aura retenu chaque jour sous des formes, il va sans dire, lascivement différentes. Bruegel aura configuré ce cycle, tournant autour, l’investissant, comme pour chercher à sortir de ce cercle de mille manières. C’est dans l’économie maximale de la parole que ce livre, qui invite à n’y point penser, mais d’une invitation qui dit précisément le contraire, rejoint, touche, atteint l’universalité d’un dire partagé dès l’instant où le lecteur ralentit le rythme de sa lecture. Et il est pris comme d’un vertige. La parole poétique de ce livre n’est pas extensive, elle est intensive, en quelque sorte ; elle se garde de dire trop, à la manière des dérives toutes contemporaines et plus encore, actuelles, de poésies parlotteuses – expression en provenance de la langue québécoise courante – où le dire beaucoup, les sommations chargées de la surface des choses et des dérives égocentrées saturent jusqu’à l’insignifiance une parole imbue d’elle-même. Cette invitation à n’y point penser produit exactement l’effet inverse de ce qu’elle semble tenir : par la brièveté, par l’économie de la langue, il assure au langage cette capacité de nous transporter bien au-delà de la monotonie de la vie – si fragile – comme elle va, révèle le joug du corps qui nous trahit, et qui aura été soutenu que par des fragments de langue dans le mouvement de la vie ordinaire. Tout s’achève sur des questions laissées sans réponse, et qui tient la vie pour quelque chose d’étrange que le corps, que la pensée, cherchent si souvent à esquiver. Par ailleurs, il faudrait revenir sur ce chacun à sa foi / servile. À une certaine époque, encore récente, Jean Laude pouvait écrire : C’est d’un excès d’idéologie et de croyances passionnelles que nous souffrons. Le monde récent nous aura offert un « dépassionnement » généralisé, et conduit vers un cynisme hors de ses gonds. Il aura multiplié les certitudes individuelles et les croyances de tout ordre sur des scènes désertes… où le trompe l’œil gagne / enivre / l’âme // déjoue la vue // soumet la vie // à la main du fou. Si la poésie a un rôle à remplir, et je me garde de forcer la note, c’est bien celui de nous accorder un maximum de lucidité. 
Pierre-Yves [Soucy]
Yves Boudier, N'y point penser, Éditions du Paquebot, 2021, 80 p., 18€.