Le 26 avril 2019, Yucel Mutlu, artisan maçon, décédait dans un accident du travail à Argences (Calvados). Plus de deux ans et demi après le drame, Jemaa Saad, sa compagne, ne connait toujours pas les circonstances précises de sa mort. " Ce n'est pas possible de laisser les gens aussi longtemps sans réponse. Je veux qu'on rende hommage à mon compagnon et essayer de me reconstruire. " L'inspection du travail aurait rendu son rapport il y a six mois, mais le dossier reste au point mort.
" Un mec simple, timide, mais un gros travailleur "Yucel Mutlu est né le 14 mars 1983 à Kelkit dans la province rurale de Gümüşhane, à l'Est de la Turquie. Agé d'une vingtaine d'années, il arrive en France dans l'objectif de trouver du travail. " Dans le village de sa famille, beaucoup de choses ont pu se construire grâce à l'argent envoyé par les expatriés " confie Jemaa. Sans-papiers, il vit en Normandie entouré de ses copains de la communauté turque et parvient à être embauché comme ouvrier sur des chantiers. " Un mec simple, timide, mais un gros travailleur. Du haut de ses 2,05 mètres, il bossait comme six ou sept. Mais il était trop gentil et ne savait pas dire non. Il rentrait cassé le soir, plié en quatre ". Exploité comme beaucoup de travailleurs sans-papiers, il est même victime à plusieurs reprises d'accident du travail qui ne seront jamais déclarés.
En 2007, il fait la rencontre de Jemaa avec qui il va partager sa vie et avoir un fils. " Au quotidien il m'aidait beaucoup, notamment avec mon fils Nicolas issus d'un précédent mariage ". Appuyé par sa compagne, Yucel entreprend des démarches pour obtenir une carte de séjour. Peur des contrôles, précarité, absence de protection en cas d'accident, la vie de travailleur sans-papiers ne peut plus durer. Ceci d'autant plus après la naissance d'Ismaël, son fils. La régularisation de sa situation devient une urgence. Yucel obtient finalement un titre de séjour d'un an, puis de trois et enfin de dix ans. Son avenir se dessine plus que jamais en France.
Tous les étés, il retourne voir sa famille en Turquie avec son fils. " L'aller-retour jusqu'au village de ses parents lui coutait plusieurs milliers d'euro à chaque fois. Si il bossait comme un forçat c'était aussi pour cela ". C'est dans l'espoir de meilleures conditions de travail qu'il monte en novembre 2017 sa propre entreprise de BTP avec un ami. A l'époque, Jemaa travaille en tant qu'éducatrice spécialisée sur Paris. Séparée la semaine, la famille se retrouve au grand complet le weekend à Ifs. " C'est Yucel qui s'occupait des enfants la semaine. Son fils c'était
tout pour lui ".
Au printemps 2019, la jeune entreprise de maçonnerie est mobilisée sur le chantier d'agrandissement du centre commercial E. Leclerc d'Argences en banlieue de Caen (Calvados). Elle intervient sur place en dernier rang dans une cascade de sous-traitance. Une organisation du travail que l'on retrouve sur beaucoup de gros chantiers. Il n'est malheureusement pas rare que les sous-traitants en bout de chaine, à qui sont confiées les tâches plus dangereuses et qui manquent souvent de formation, soient victimes d'accident du travail. Le gros œuvre de l'extension de la grande surface est confié par Leclerc à l'entreprise Bellée Zaffiro. Celle-ci a fait appel pour la maçonnerie à la société TP Aydin qui sous-traite elle-même une partie de son activité.
Le vendredi 26 avril 2019, Yucel et son collègue travaillent depuis une dizaine de jours sur le chantier. Ils s'attèlent à la construction d'un mur d'une hauteur de 8,60 m et d'une longueur de 35 m. Un ouvrage imposant ! Les deux amis s'inquiètent cependant de le voir bouger. " Un expert est venu le jour même à la demande de mon conjoint et de son associé mais il n'aurait pas constaté de problème " assure Jemaa. Pourtant, en fin de journée, un pan du mur s'effondre alors que Yucel s'attèle à sa tache depuis une nacelle. Il est retrouvé au sol avec un choc important au niveau de la tête.
Quelques jours plus tard, c'est en Turquie, à proximité de chez ses parents, dans le village d' Özen Köyü, que Yucel est enterré. " Je ne me suis même pas posé la question. Je pensais à sa famille, à ses parents. Cela allait de soi. Yucel était le fils de l'ancien maire du village. Le jour de l'enterrement il y avait énormément de monde. Nous avons même eu le droit à un accompagnement officiel par la police. Vraiment impressionnant. Je ne m'attendais pas à ça " explique Jemaa. " J'y retourne tous les mois d'août et mon fils va dans la famille de son père tous les étés. Depuis l'accident, les parents de Yucel m'appellent chaque semaine pour savoir où en est l'affaire. J'ai ramené le corps de leur fils il y a deux ans et demi et depuis rien, je suis incapable de leur dire quoi que soit. "
Au lendemain de l'accident, Jemaa a en effet déposé une plainte contre X pour homicide involontaire. " Je souhaite une condamnation solidaire de toutesles entreprises responsables. C'est symboliquement important ". En effet, le problème des chantiers avec de la soustraitance en cascade réside dans le fait de déterminer les responsabilités. La sécurité était-elle garantie sur le chantier et par qui ? Avait-on connaissance d'une défaillance de ce mur si imposant ? " Ce n'est pas possible que les choses se passent comme ça. Tu vas travailler, tu es plié en quatre, on t'enterre et terminé on passe à autre chose " se désole Jemaa.
L'inspection du travail aurait rendu son rapport il a environ six mois. Mais ce jour, ni Jemaa, ni son avocat, n'ont connaissance des conclusions de l'enquête. Plusieurs courriers ont été envoyés en vain au procureur. Le dossier reste au point mort. " On ne peut pas être indifférent à notre souffrance. Le décès de Yucel a été un terrible choc pour moi comme pour Ismaël qui a aujourd'hui 12 ans. Nous avons besoin de réponses pour nous reconstruire. Il n'y a rien de plus destructeur que ce silence et cette indifférence "