Toutes les traditions placent la vue et l'ouïe au somment de la hiérarchie des sens, parce que ces facultés perçoivent à distance, sans toucher et donc sans risque de se salir. Voilà pourquoi les traditions spirituelles comparent l'intelligence ou la conscience à la vision. Voir, c'est comprendre, et la conscience est une lumière qui rebondit sur les choses sans en être affectée.
Le Tantra remet en question cette hiérarchie. A la Lumière, masculine, le Tantra ajoute la Conscience, féminine, décrite avec un mot qui évoque le toucher : vimarsha. Toucher, palper, éprouver, évaluer, estimer, apprécier...
Dans un passage célèbre, le maître tantrique Abhinavagupta affirme que le toucher n'est pas un sens comme les autres car, contrairement à ce qu'enseignent les autres traditions, le toucher est vibration, proche de la vibration qu'est la conscience.
Par "vibration", Abhinavagupta n'entend évidemment pas une vibration au sens scientifique, qui n'existait pas son époque, ni la "vibration" newage qui n'est que la faible forfanterie d'esprits fatigués, mais le fait que la conscience est un mouvement immobile, un changement immuable, bref, un vivant paradoxe.
Le Yoga selon Vasishta, un livre non-dualiste composé au Cachemire peu avant Abhinavagupta, remarquait déjà :
"En tout être vivant, il y a une sorte de consciencedans le pouce ou autre autre doigt,
même en l'absence de sensations due au vent, par exemple.
Cette sorte de conscience est le Soi suprême." (YV, III, 10, 42)
Quand j'étends les doigts, il y a sensation tactile, même si l'air est immobile et s'il n'y a rien à toucher. C'est pure conscience, sensation pure : c'est le Soi suprême (rûpam paramâtmanah). Quelle affirmation ! L'éveil en levant le petit doigt.
La pure sensation tactile est pure conscience. "Pure" car dépourvue de tout objet ou contenu délimité. Voilà pourquoi ressentir la peau est la voie des yogis et des yoginis qui aspirent à s'immerger tout entiers dans l'océan de la pulsation consciente, le Cœur, félicité infinie, vérité, bonté et beauté, satyam shivam sundaram.
Il y a là un sens profond du corps ressenti comme feu crépitant dans l'âtre du mystère. Les mouvement divins ou karanas, ainsi que les gestes et postures divines ou mudrâs expriment cet élan qui épouse l'élan divin. En témoigne les commentaires tantriques sur le théâtre.
Plus profondément, pour le Tantra, c'est l'union sexuelle qui est l'expression la plus aboutie que ce que suggère le toucher. C'est le Sacrifice Primordial ou âdi-yâga, la pratique secrète au cœur de tout l'enseignement du Tantra. C'est le divin se touchant soi-même, concrètement, sans limites et pourtant sans confusion.