" ... le système esclavagiste avait pour but premier l'argent. Et pour engendrer ces fortunes immenses, la méthode était la destruction des familles afro-américaines. Vous voyez, c'est comme les abattoirs, le but premier est de produire des steaks et des hamburgers, la méthode est d'abattre des vaches. Le marché des esclaves était indispensable au bon fonctionnement de l'esclavage. Et personne dans le système esclavagiste ne voyait de problème à détruire ces familles... Au cours de mes recherches à Monticello, j'ai découvert que Thomas Jefferson, le père de la nation, est mort criblé de dettes. Et savez-vous comment sa famille a comblé ses dettes ? Ils ont convoqué l'ensemble des esclaves de leurs plantations, ils les ont alignés sur le gazon, et les ont vendus comme du bétail, les mères, les grands-mères, les enfants... Peut-être ont-ils dit qu'ils ont fait du mieux qu'ils ont pu pour ne pas séparer les familles, mais qu'est-ce qu'on s'en fiche ? Qu'ils disent ça aux mères qui ont été séparées des enfants. La séparation des familles était la méthode centrale de l'ensemble....
Dans les treize états fondateurs, il n'y eut jamais un endroit où l'esclavage a toujours été illégal, avant la révolution américaine. Et même si vous prenez les plus grandes universités du pays, Harvard, Columbia, Brown, chacune de ces institutions, à des niveaux différents, a été fondée sur le dos d'esclaves. C'est-à-dire grâce à l'argent de l'esclavage. Prenez Brown, par exemple, les frères Brown, qui ont donné leur nom à l'université, étaient marchands d'esclaves, c'est de là qu'ils ont construit leur fortune. L'école de droit d'Harvard, a été fondée par Isaac Royall, propriétaire de milliers d'esclaves... Et même dans le Nord, à New York, à Philadelphie, lorsque l'esclavage n'était plus légal, beaucoup de fortunes se sont faites grâce à des plantations et donc à des esclaves, dans les Antilles. C'est donc devenu très clair que l'esclavage n'était pas un crime seulement du Sud des États-Unis...
J'ai toujours l'espoir du changement... Mais je ne dirais pas que je suis optimiste. Nous avons eu notre premier président noir. Il a nommé trois membres de la Cour Suprême, postes qu'ils occuperont à vie, et après la dernière élection, cette même Cour a permis des lois qui restreignent l'accès d'un certain nombre de personnes pour voter, d'autres qui restreignent l'accès aux universités, et enfin qui remettent en cause le droit à l'avortement. Tout l'été en Californie, la forêt a brûlé, et un ouragan vient de tuer des dizaines de personnes à New York, Philadelphie... Nous savons que ces feux et ces ouragans sont des conséquences d'actions humaines, et que personne au Congrès n'agit contre cela. Ce sont les faits. L'œuvre de cette démocratie. À l'étranger, nous venons d'abandonner l'Afghanistan, les femmes et les filles afghanes à la folie des islamistes. Et je ne vois pas comment un citoyen responsable, intelligent, observant cette guerre que notre pays a menée pendant vingt ans pour l'achever ainsi, pourrait dire aujourd'hui qu'il est optimiste. Croyez bien que si ce pays était mon enfant, je ne pourrais pas être confiant en son avenir. Certaines personnes vivent dans l'illusion, mais en tant qu'écrivain, je ne peux pas me le permettre."
Ta-Nehisi Coates : extrait d'un entretien pour le magazine Transfuges, n°151, Octobre 2021.