Grâce à des intrigues haletantes et sa connaissance pointue du milieu du Renseignement, Patrick de Friberg construit depuis trois décennies une œuvre romanesque unique en son genre. Sa capacité à traiter des sujets d'actualité a suscité auprès du public un regain d'intérêt pour le roman d'espionnage, et fait de lui une figure originale de la littérature du genre.
Vous venez de publier un roman, La doctrine Guerrassimov (1) ; quel sens prend-il aujourd’hui ?J’avais répondu à vos questions dans ConfiNews par un premier article, le 3 avril 2020. Nous étions alors confinés, et déjà saturés de plateaux rivalisant d’experts et de déclarations de politiques incompétents à comprendre l’instant inconnu. Au sens de celui qui n’a pas été prévu par les doctrines, mais pourtant construira ou détruira une nation. Je constatais qu’auparavant : « Après avoir réécrit l’histoire, les tenants de la grande conspiration, soutenus par les extrêmes, nous offraient des papiers, des ouvrages en arguments de leurs folies. Aujourd’hui, les fermes de trolls de Saint-Pétersbourg inondent les mêmes par des informations « censurées par le gouvernement mondial des ennemis de la liberté », à une échelle folle. ». Ce roman, La doctrine Guerrassimov (2) , vient conclure ma réflexion sur le changement de paradigme des conflits futurs.
Une réflexion longue, je suppose, construite sur quels faits ?
Il y eut cette surprise de l’écrivain avec le roman le dossier Rodina (3) en 2009. Je travaillais dans les pays baltes et mes amis lettons m’initiaient à l’entrisme russe, patiente, infaillible, politique, financière et sociale, avec un seul but : convaincre le monde que cette ancienne province soviétique était russe et qu’il était nécessaire d’en protéger les citoyens menacés par les extrémistes nationalistes. L’année suivante, l’armée russe annexait la Crimée sans que jamais nos dirigeants, pourtant assis confortablement sur les convictions des frontières de Yalta, ne comprennent qu’ils s’étaient fait rouler. Mon roman démontrait comment les évolutions sociales, politiques, médiatiques alliées à des moyens guerriers limités avaient permis d’envahir une Nation.Il y eut ensuite cette tribune parue dans l’Opinion (4) au printemps 2014. Avec Véronique Anger qui annonçait l’avènement des entreprises-États plus puissantes que des États-nations, j’alertais sur les qualités économiques et politiques qui faisaient de ces entreprises-États de potentielles ennemies de nos démocraties. Si les multinationales acceptaient malgré tout une fiscalité pour le bien commun, partageant encore une histoire commune nationale, ce n’est plus du tout le cas des entreprises-États qui les ont supplantées.2014, donc ? Depuis, y a-t-il eu une nouvelle surprise de l’écrivain ?
L’année 2020 ne fut pas seulement celle de la pandémie. L’année électorale américaine fut un révélateur de la faiblesse de nos démocraties face au monde des entreprises-nations. Vous observez que le terme précédent a évolué depuis notre article dans L’Opinion. Je parle aujourd’hui de « nations » pour les GAFAM, parce que la part culturelle, historique, qui fait d’une géographie délimitée par des frontières une nation est définie par un ensemble de langues, d’histoire et de peuplement qui engendrent une identité nationale. Les GAFAM ont montré cette année qu’ils pouvaient fédérer ou détruire un ordre social, et surtout réécrire l’Histoire – n’ont-ils pas menacé l’Australie et la Nouvelle-Zélande de retirer toutes mentions de ces pays dans Google en réponse à la menace de fiscaliser leurs profits ? La suppression des comptes d’un Président élu démocratiquement, même si cela a pu nous réjouir sur le coup, n’est-elle pas l’exemple parfait du pouvoir d’effacement d’un organisme mondial autonome qui crée sa propre justice, ses peines financières et morales ?Donc, je comprends le lien entre Dossier Rodina en 2009 et La doctrine Guerrassimov en 2021. Celui de la potentielle récupération des techniques russes de désinformation, de manipulation et de guerres low cost en quelque sorte, par une « entreprise-nation » ?
Vous avez là le scénario du roman : pour la France, il faut cent millions d’euros, une fin de deuxième mandat, la manipulation d’une nouvelle révolte populaire, un peu de terrorisme et une pointe de romantisme d’espionnage pour prendre le pouvoir. Les moyens financiers sont une peccadille pour les GAFAM. Quant à leurs potentielles capacités de renseignement et d’action, elles sont historiques puisque jamais aucun État, pas même les États-Unis, n’a eu le pouvoir de manipuler l’information de milliards de personnes, la traiter, l’analyser, individu par individu, groupe par groupe ou nation par nation. Au lieu de modifier les algorithmes d’exacerbation des haines et des fake news d’une campagne électorale, ils ont préféré les préserver et supprimer seulement quelques exemples caricaturaux, dont celui de Donald Trump.2027 ? Ils prennent le pouvoir ?
Comme réponse, j’aimerais citer l’écrivain Percy Kemp, qui offrit une magnifique préface à mon Codex des espions (5)qui entre aujourd’hui aussi en résonnance avec ce nouveau roman : « Dans un monde où la politique est régie par les chiffres et les statistiques et où l’espionnage se limite hélas bien trop souvent à la collecte de renseignements techniques purement quantitatifs, il faut sans doute remercier de Friberg de nous rappeler ici que ce sont finalement les hommes qui font l’Histoire, et que la Vérité ne se confond jamais entièrement avec la somme des faits avérés. ».Dans mes romans, le facteur humain, toujours, façonne l’Histoire, un unique espoir.- Première publication le 13 septembre 2021 par Véronique Anger-de Friberg dans la rubrique "L'interview Forum Changer d'Ère" qui fait écho au Forum Changer d’Ère créé et organisé par Véronique Anger depuis 2013 à la Cité des sciences et de l'industrie, Paris.
2) « Du général Valeri Guerrassimov, chef d’État-major des armées de la Fédération de Russie sous la présidence de Vladimir Poutine. Premier utilisateur connu de la guerre moderne révélée par l’annexion de la Crimée, dite hybride, mettant en œuvre au même niveau que les forces conventionnelles, et sous un commandement unique, les troupes spéciales, le commandement du cyber, de l’information, de la propagande et du contrôle des mouvements de foules, ainsi que la coordination diplomatique et médiatique. » in La doctrine Gerrassimov. Les éditions Changer d’Ère, mars 2021.
3) Dossier Rodina. Nouveau Monde Editions, 2015.4) De l’État-nation à l’entreprise-État, Véronique Anger & Patrick de Friberg. L’Opinion, 25 mars 2014.5) Le Codex des espions. French Pulp éditions, 2018.En savoir plus sur La doctrine Guerrassimov de Patrick de Friberg