Pour Arnaud Poissonnier*, financier solidaire, fondateur & président de Babyloan et l’initiateur de Hacker1Village, « la qualité du cadre de vie au sein de l’entreprise tient -et tiendra- une place de plus en plus importante. L’espace notamment devra être totalement repensé, réaménagé au sens propre comme au figuré. »
Véronique Anger-de Friberg : À partir de votre propre expérience, quelles solutions avez-vous mises en oeuvre pour animer les espaces (virtuels ou IRL) où se retrouvent vos collaborateurs puisqu’ils sont tous dispersés sur le territoire en France ou à l'étranger. Comment avez-vous réussi à maintenir le lien social et à entretenir le sentiment d'appartenance à Babyloan, même à distance ?
Arnaud Poissonnier : Tout d’abord Babyloan est -et restera- une expérience de type startup. Nous avons accueilli de nombreux jeunes qui entamaient leur vie active. La moyenne d’âge se situe autour de 26 ans et cette jeunesse a forcément un impact. La place de l’humain au sein d’une structure comme la nôtre est essentielle et créer du lien a toujours été un point central, que ce soit « en présentiel » avant la crise Covid, ou aujourd’hui avec le télétravail. Nous y avons toujours prêté une grande attention, parfois avec de petites choses, comme le rituel du petit-déjeuner chaque vendredi depuis 8 ans avec les salariés. Les équipes ont tenu à maintenir ce moment « entre nous », y compris lorsque nous étions contraints de travailler « en distanciel ». Les salariés s’organisent par rotation pour acheter des viennoiseries que nous partageons dans la convivialité. C’est une parenthèse, un vrai moment de détente où tout le monde papote et rigole.
Jusqu’à récemment, c’est une maison équipée comme n’importe quelle résidence privée qui nous servait de bureaux. Nous profitions ainsi d’un salon, d’une cuisine et même d’une salle de bain. Cela donnait à notre espace une ambiance familiale et amicale très propice au travail en équipe. Pendant un temps, à chaque fois qu’un nouveau collaborateur rejoignait notre équipe, nous l’interrogions sur les améliorations à apporter à notre « maison ». C’est ainsi que la douche a été remise en état pour une amoureuse du footing, que nous avons réservé un espace pour les amateurs de tir aux fléchettes et accueilli une console Wii... Chez Babyloan, nous veillons également, chaque année, à organiser des séminaires de travail et de créativité « au vert ». Un temps organisé par les salariés eux-mêmes avec une condition imposée : les moments de détente occuperont autant de place que les plages de travail.
A l’heure du télétravail, la qualité du cadre de vie au sein de l’entreprise tient -et tiendra- une place de plus en plus importante. L’espace notamment devra être totalement repensé, réaménagé au sens propre comme au figuré. Dans cet esprit, je suis particulièrement sensible aux approches narratives de l’aménagement de l’espace de travail proposées par Marie Durand Yamamoto. Elle a parfaitement compris de quelle façon l’univers professionnel pouvait refléter, au-delà de l’approche fonctionnelle, la culture et les valeurs de l’entreprise. À l’ère des entreprises à mission, il est par ailleurs vital de rechercher une forme d’alignement entre son objet social et la sociologie de ses diverses parties prenantes, de tout cet écosystème qui permet à l’entreprise d’exister tout en contribuant au bien commun. L’entreprise désireuse de faire revenir physiquement ses salariés au bureau, doit leur offrir une vraie valeur ajoutée. Cela signifie un cadre de travail « compétitif », capable de rivaliser avec le plus agréable des bureaux à domicile. À ce propos, je doute que la réduction des surfaces compensées par la création de plateaux de travail anonymes à partager (« desk sharing ») soit la plus motivante des solutions.Véronique Anger-de Friberg : De votre point de vue, comment le télétravail au domicile des collaborateurs vous semble-t-il avoir bouleversé les rapports entre salariés et employeurs/managers ?
Véronique Anger-de Friberg : Vous parlez d'empowerment numérique : de quoi s'agit-il exactement, et qu'est-ce que la crise Covid a changé dans ce domaine ?
Arnaud Poissonnier : Merci d’aborder ce concept qui m’est cher. Si ce terme anglo-saxon n’avait pas de traduction dans le vocabulaire français, nos cousins Québécois l’ont baptisé avec à propos « capacitation ». L’univers du microcrédit dans lequel j’évolue aujourd’hui est familier de l’empowerment, qui fait référence aux prêts que l’on accorde, en particulier à des femmes. Ces femmes vont pouvoir lancer leur propre activité et ainsi garantir leur autosubsistance. Par empowerment numérique, j’entends l’idée selon laquelle, grâce aux outils numériques, chacun est capable, s’il le souhaite, de créer son propre emploi sans passer par la case salariat. C’est-à-dire sans se sentir contraint par un contrat de travail impliquant un lien de subordination. Par exemple, une créatrice de bijoux peut créer ses produits, les promouvoir et les vendre grâce à internet, gérer ses finances et sa comptabilité elle-même, etc. La chaîne de valeur de l’entreprise peut ainsi être maîtrisée par chacun depuis son ordinateur au fin fond d’un désert rural.L’émergence des « adolescents entrepreneurs », qui créent et développent des activités lucratives derrière leur ordinateur, est à ce titre une belle illustration du phénomène. On le voit, une certaine frange des jeunes ou des salariés cherche de plus en plus à s’exonérer du cadre de l’entreprise pour voler de ses propres ailes. Retrouver une forme de liberté est une des aspirations premières de tout Homme. L’autonomie numérique le permet. Si des pans entiers de l’économie se sont fait « barbariser » par l’économie collaborative, la question aujourd’hui est de savoir si ce n’est pas la notion de salariat tout simplement qui est remise en cause par les attaques incessantes du numérique. À tout le moins, elle impose aux dirigeants d’entreprises d’y réfléchir. Le mode de travail qui progresse le plus vite aux États-Unis depuis dix ans (comme aujourd’hui en Europe) n’est-il pas le statut de freelance ?
Le numérique a modifié le rapport au travail et bouleverse le lien entre les salariés et l’entreprise. L’accélération et la circulation de l’information concernant les postes disponibles autant que la montée en puissance de l’empowerment numérique entraînent un renversement du rapport salarié – entreprise. De plus en plus, ce n’est plus l’Entreprise qui recrute son salarié, mais le salarié qui choisit son entreprise. Les demandes de salariat à temps partiel ou l’infidélité croissante envers l’entreprise en sont également des symptômes. Bien entendu, Uber ou Deliveroo nous ont montré qu’il ne fallait pas être angélique à ce sujet : la « liberté » par l’empowerment numérique n’est pas accessible (ni même souhaitable) pour tout un chacun et dans toutes les conditions. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le phénomène est irréversible et ouvre depuis quelques années déjà une voie nouvelle à ceux qui se sentent entrepreneur de leur vie et de leur emploi. La crise de la Covid a de ce point de vue, me semble-t-il, décuplé ce désir de possible autonomisation de l’être humain par rapport à son travail et il apparaît que de plus en plus de salariés sont tentés par l’aventure de l’empowerment.*Arnaud est aussi écrivain. Son dernier livre, Adopt, est paru en 2020 aux éditions Tonbooktoo.
Première publication le 18 octobre 2021 par Véronique Anger-de Friberg dans la rubrique "L'interview Forum Changer d'Ère" qui fait écho au Forum Changer d’Ère créé et organisé par Véronique Anger depuis 2013 à la Cité des sciences et de l'industrie, Paris.