Critique de Mère, de Wajdi Mouawad, vu le 18 décembre 2021 au Théâtre de la Colline
Avec Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Aïda Sabra et Emmanuel Abboud, Théo Akiki, Dany Aridi, Augustin Maîtrehenry
Pour ne rien vous cacher, je n’avais pas vraiment prévu d’aller voir Mère, au départ. J’avais été déçue par Fauves, Notre Innocence et Mort prématurée d’un chanteur populaire dans la force de l’âge et j’avais un peu l’impression que l’auteur-metteur en scène tournait en rond. Mais le spectacle a été mis en lumière malgré lui par les actions liées au #MeTooThéâtre qui demandait à le déprogrammer car la musique du spectacle avait été confiée à Bertrand Cantat. Ce n’était sans doute pas le but du collectif, mais le coup de projecteur a été très efficace : on a tellement parlé du spectacle que les bonnes critiques sont parvenues à mes oreilles. Et m’ont donné envie de retrouver l’auteur de Tous des oiseaux.
Comme souvent, Wajdi Mouawad s’inspire de sa propre histoire pour écrire sa pièce. Il nous propose donc un saut au début des années 80, lorsque sa famille fuit la guerre civile libanaise et vient s’installer à Paris. Sa famille, c’est sa mère, sa soeur, son frère, et lui, Wajdi, 10 ans. Son père est resté au Liban pour travailler. Le spectacle se concentre surtout sur les souvenirs que Wajdi a de sa mère, une femme constamment dans l’attente : des nouvelles de son mari, de la fin de la guerre, du retour au Liban… une femme qui ne vit plus dans sa réalité et qui s’enferme dans sa colère.
On dit que c’est peut-être l’une des plus grandes réussites de Wajdi Mouawad. C’est sûrement vrai. Je ne sais pas par où commencer. On se sent tout petit, lorsqu’on a vu pareil spectacle. Mouawad est un esprit brillant, mais sa pièce se veut tellement accessible. Il a d’abord écrit une histoire. Sur scène, cette petite famille qui crie beaucoup nous captive rapidement. La rudesse des échanges est contrebalancée par beaucoup d’humour. On s’implique dans cette histoire car cette famille nous parle, évidemment, car ce personnage est une mère et que cela éveille en nous quelque chose. Mais, dans le même temps, on est mis à distance car c’est une famille arabe qui a vécu la guerre, qui a vécu l’exil, et qui raconte une réalité qui n’est pas la notre. Ce double point de vue nous permet d’avancer avec eux, nous donne envie de comprendre, nous engage réellement dans ce qui se passe sur scène comme au Liban. Cette situation, qui m’est inconnue, et qui m’était jusqu’ici probablement indifférente, devient soudain fondamentale.
Ce double point de vue se retrouvera tout au long de la pièce. L’odeur des mets libanais qui embaume tout le théâtre est un rappel constant des origines de nos personnages. Et pourtant, au-delà de sa propre histoire, Mouawad inscrit aussi sa pièce dans une époque. La variété française devient un personnage à part entière. C’est très beau, ce qui se passe autour de la musique, comme elle devient une clé de l’adaptation dans ce pays, comme chacun se l’approprie et comme elle répond aux angoisses et au vécu des personnages. Cette langue musicale, qui parle à tout le monde, personnages comme spectateurs, c’est peut-être ce qui nous relie vraiment, ce soir.
Ce spectacle n’aurait pas autant de force sans l’incroyable distribution réunie par Mouawad, Aïda Sabra en tête. Parler de sa puissance d’incarnation semble un peu dérisoire lorsqu’on a vu ce qu’elle donnait sur scène. Son jeu puise dans autre chose, probablement dans ce passé commun qu’elle partage avec Mouawad, elle qui a également dû fuir le Liban. Son personnage passe plus de deux heures à hurler sur tout ce qui passe devant ses yeux, ses enfants, la télé, Serge Gainsbourg, sans jamais une fausse note, sans jamais en faire trop, et sans jamais nous perdre. Sa violence a quelque chose de captivant car elle ne vient pas seule : elle traîne avec elle une souffrance intériorisée et pourtant bien visible. Quelle femme.
Quelque chose me marque tout particulièrement dans ce spectacle : c’est sa théâtralité. Je vais beaucoup au théâtre, et pourtant je ne me souviens pas avoir vu pareille utilisation de l’objet théâtral depuis un bon moment. Il utilise les ressorts classiques du genre dramatique avec beaucoup de simplicité, mais l’effet est renversant. Je me demandais ce que faisait Christine Ockrent dans ce spectacle. Elle joue son propre rôle de présentatrice télé. Mais comme on est au théâtre, on peut tout à fait dialoguer avec la journaliste alors même qu’elle est derrière l’écran. Et ce mélange de réalité et de fiction nous amène soudain autre part. Dit comme ça, ça n’est peut-être pas grand chose, mais scéniquement quelque chose se passe. C’est un peu la même chose quand Mouawad entre sur scène pour jouer le dialogue qu’il aurait aimé avoir avec sa mère. On aurait pu facilement tomber dans le cliché, le pathos, le superficiel. On est vraiment loin de ça. Il y a tellement de théâtralité dans ce geste, tellement de couches possibles de lecture, tellement d’authenticité et d’imaginaire à la fois dans cet échange que c’en devient fascinant. On entend l’auteur, le metteur en scène, le personnage, le comédien, l’enfant, et lui-même, Wajdi Mouawad, 53 ans. C’est pour ces moments-là que j’aime le théâtre.
Du grand théâtre. Du beau théâtre.