Toni Morrison, Town Hall, New York 26.02. 2008 par Angela Radulescu
" Imaginez, visualisez comment ce serait de savoir que votre confort, vos amusements et votre sécurité ne reposent pas sur la privation d'autrui. c'est possible. mais pas si nous sommes attachés à des paradigmes dépassés, à une réflexion moribonde qui n'a pas été précédée ni parsemée de rêve. C'est possible, et c'est à présent indispensable. indispensable, car si vous ne nourrissez pas les affamés, ils vous mangeront, et leur façon de manger est aussi variée qu'elle est féroce. Ils mangeront vos maisons, vos quartiers, vos villes ; ils dormiront dans vos vestibules, vos allées, vos jardins, à vos carrefours. Ils mangeront vos revenus, parce qu'il n'y aura jamais assez de prisons, ni de halls, ni d'hôpitaux, ni de foyers temporaires pour les loger. Et dans leur quête de votre genre de bonheur, ils mangeront vos enfants, les rendront abrutis, terrifiés et désireux à tout prix d'avoir la vie endormie que peuvent offrir les stupéfiants. Peut-être avons-nous déjà abandonné l'intelligence créatrice de deux tiers d'une nouvelle génération à ce sommeil violent et empoisonné : torpeur si brutale qu'ils ne peuvent s'en éveiller de peur de s'en souvenir ; sommeil d'une insouciance si hébétée qu'il transforme notre état de veille en effroi.
Il est possible de vivre sans défendre la propriété ni la céder, mais nous ne vivrons jamais de la sorte, à moins que notre réflexion ne soit criblée de rêves. Et c'est à présent indispensable, car si vous n'éduquez pas ceux qui n'ont pas d'instruction en leur transmettant le meilleur de ce que vous avez, si vous ne leur offrez pas l'aide, la courtoisie et le respect que vous avez acquis en vous instruisant, ils s'éduqueront eux-mêmes, et les choses qu'ils enseigneront ou celles qu'ils apprendront ébranleront tout ce que vous savez. Par "éducation", je n'entends pas entraver l'esprit, mais le libérer ; par "éducation", je n'entends pas transmettre des monologues, mais s'engager dans des dialogues. Écouter, supposer parfois que j'ai une Histoire, une langue, une opinion, une idée, une spécificité. Supposer que ce que je sais peut être utile, peut mettre en valeur ce que vous savez, l'enrichir ou le compléter. Ma mémoire est aussi nécessaire à la vôtre que votre mémoire l'est à la mienne. Avant de chercher un "passé utilisable", nous devrions tout savoir du passé. Avant de commencer à "réclamer un héritage", nous devrions savoir exactement ce qu'il est : dans sa totalité et d'où il vient. En matière d'éducation, il n'y a pas de minorités : seulement une réflexion mineure. Car si l'éducation exige des cours mais non du sens, si elle ne doit s'occuper de rien d'autre que de carrières, si elle ne doit s'occuper de rien d'autre que de définir et de ménager la beauté, ou d'isoler des biens en s'assurant que l'enrichissement est le privilège de l'élite, elle peut s'arrêter à la fin du cours élémentaire ou au VI e siècle, où on l'avait maîtrisée. Le reste n'est que consolidation. La fonction de l'éducation au XX e siècle doit consister à produire des êtres humains empreints d'humanité. À refuser de continuer à produire génération sur génération d'individus formés à prendre des décisions commodes plutôt qu'humaines...
Eh bien, à présent, vous pouvez vous demander : Qu'est-ce que tout cela ? Je ne veux pas sauver le monde ? Et ma vie ? Je n'ai pas demandé à venir. Je n'ai pas demandé à naître. Ah bon ? Moi, je vous dis que si. Non seulement vous avez demandé à naître, mais vous avez insisté pour avoir votre vie. Voilà pourquoi vous êtes ici. pas d'autre raison. Il était trop facile de ne pas être. Maintenant que vous êtes ici, vous devez faire quelque chose que vous respectez, n'est-ce pas ? ce ne sont pas vos parents qui vous ont rêvés : c'est vous. Je ne fais que vous inciter à poursuivre le rêve que vous avez commencé. Car rêver n'est pas irresponsable : c'est une activité humaine de premier ordre. Ce n'est pas du divertissement : c'est du travail. Quant Martin Luther King a dit : "Je fais un rêve", il ne jouait pas, il était sérieux. Quand il l'a imaginé, visualisé, crée dans son propre récit, ce rêve a commencé à exister, et nous aussi devons faire ce rêve, afin de lui donner du poids, l'étendue et la longévité qu'il mérite. Ne laissez personne, personne, vous persuader que le monde est ainsi fait et que, par conséquent, c'est ainsi qu'il doit être. Il doit être tel qu'il devrait être. Le plein emploi est possible. Postuler une force de travail de vingt à trente pour cent de la population à venir représente une profonde avarice, et non une mesure économique équitable.
Toutes les écoles publiques peuvent être des environnements d'apprentissage sûrs, favorables et accueillants. Personne, ni les enseignants, ni les élèves, ne préfère la bêtise et, dans certains endroits, de tels environnements ont déjà été construits.
Les envies de suicide peuvent être éradiquées. Aucun drogué ni aucun candidat au suicide ne veut en être un.
Ennemis, races et nations peuvent vivre ensemble. Même moi, au cours des quarante dernières années, j'ai vu des ennemis nationaux fâchés à mort devenir des amis chaleureux qui se soutenaient mutuellement, et quatre amis nationaux devenir de ennemis. Il ne faut pas quarante ans pour être témoin de cela. Toute personne de plus de huit ans a été témoin de la nature pratique, commerciale, presque capricieuse des amitiés nationales. J'ai vu affecter des ressources à la cause des personnes privées de leurs droits, des discrédités et des malchanceux, et avant que nous n'ayons pu récolter les fruits de ces ressources, avant que la législation mise en place n'ait pu faire son oeuvre ( vingt ans ? ), on l'a démantelée. C'est comme suspendre l'Union en 1796 parce qu'il y avait des problèmes. Construire un pont jusqu'à la moitié et dire qu'on ne peut pas aller d'ici à là-bas.
Cet engagement résolu doit être rêvé à nouveau, repensé, réactivé, par vous et par moi. Autrement, à mesure que le racisme et le nationalisme se consolideront, que les côtes et les villages deviendront et demeureront les sources des troubles et des conflits, que les aigles et les colombes planeront au-dessus des sources de richesses premières qu'il reste sur cette terre, que les armes à feu, l'or et la cocaïne détrôneront les céréales, la technologie et la médecine pour s'assurer la première place dans les échanges mondiaux, nous finirons avec un monde qui ne sera pas digne qu'on le partage ni qu'on en rêve...
Vous allez occuper des positions importantes. Des positions dans lesquelles vous pourrez décider de la nature et de la qualité de la vie d'autrui. Vos erreurs peuvent être irrémédiables. Aussi, quand vous entrerez dans ces lieux de confiance, de pouvoir, rêvez un peu avant de réfléchir, afin que vos pensées, vos solutions, vos directions et vos choix concernant qui vit et qui ne vit pas, qui prospère et qui ne prospère pas, soient dignes de cette vie sacrée que vous avez choisi de vivre. Vous n'êtes pas sans recours. Vous n'êtes pas sans cœur. Et vous avez du temps."
Toni Morrison : extrait du discours de cérémonie de remise de diplômes à l'Université Sarah Lawrence, le 27 mai 1988; Tiré de l'ouvrage : "La source de l'amour propre" Éditions Christian Bourgois, 2019.