" J'ai toujours été pour l'union et je pense que c'est un sujet. (...) Je suis ultra contente qu'elle vienne, c'est une femme de convictions, de combats. " (Sandrine Rousseau, le 17 décembre 2021, sur BFM-TV).
Cela bouge du côté de la gauche sur le front présidentiel. Faut-il parler de surprise ou d'attente de l'initiative assez étrange de Christiane Taubira de ce vendredi 17 décembre 2021 ? Dans une vidéo particulièrement mal faite (en comparaison, Éric Zemmour est un grand professionnel), l'ancienne Ministre de la Justice a annoncé qu'elle "envisageait" d'être candidate à l'élection présidentielle, à condition qu'il n'y ait qu'elle à gauche et elle verrait ce que cela signifierait au milieu du mois de janvier 2022. Ça commence mal.
Autant dire que les superlatifs ont laissé la place aux conditionnels. Et pourtant, Christiane Taubira a une réelle légitimité à vouloir se présenter. Il suffit d'entendre les auditeurs de France Inter qui, à longueur d'antenne, ne cessent de regretter le trop grand morcellement de la gauche à la présidentielle et leur souhait, leur rêve de voir Christiane Taubira les représenter, "les", c'est-à-dire une certaine catégorie de la gauche, je dirais, la "gauche intellectuelle" sinon la "gauche morale", celle des pétitions et des appels.
Moi, en tout cas, cela ne m'étonne pas. Dans le paysage désastreux de la gauche française, à part Jean-Luc Mélenchon, au talent d'orateur incontesté, qui fait du rab (il milite pour la retraite à 75 ans, je veux dire, la "retraite pour lui"), il n'y a plus personne à gauche pour devenir un candidat d'une certaine pointure, rappelez-vous, du genre François Mitterrand, Michel Rocard, et même Lionel Jospin. C'était du temps où il y avait le trop plein. Maintenant, c'est le trop vide ; Olivier Faure, tellement heureux d'avoir la candidate Anne Hidalgo (sinon, il aurait dû y aller lui-même), ne pouvait pas penser à Christiane Taubira puisqu'elle n'a jamais fait partie du parti socialiste. Même Stéphane Le Foll (candidat malheureux à la candidature PS face à Anne Hidalgo ; oui, il y avait eu une primaire au PS le 14 octobre 2021, personne ne l'a su, pas même Anne Hidalgo) se désespérait en disant que ce n'était pas la peine de partir, c'était perdu d'avance.
Christiane Taubira "est" donc l'initiative de la dernière chance pour un rassemblement à gauche. Ne nous leurrons pas, personne n'y croit (ce qui, personnellement, me réjouit). Arnaud Montebourg, qui cherche à quitter cette présidentielle la tête haute (et le corps offert), avait montré des séquences répondeur téléphonique chez ses concurrents assez pitoyables pour dire que tout était fichu. Cet épisode qui rend un peu plus attractif le vaudeville de la gauche a déjà fait une heureuse, Sandrine Rousseau, qui en a profité pour envoyer une flèche à son ancien concurrent Yannick Jadot particulièrement remonté contre une candidate qui rajoute à la désunion pour prétendument unir et qui s'improvise sans projet. Yannick Jadot oublie qu'il y a eu au moins deux élections présidentielles qui se sont déroulées (campagne et vote) en seulement un mois et demi ou deux mois, en 1969 et en 1974 et que trois ou quatre mois restent une durée raisonnable pour faire campagne. Il oublie aussi que l'élection présidentielle n'est pas des élections législatives et qu'on vote pour une personnalité et pas seulement une vision de l'avenir. François Mitterrand n'avait aucune vision de l'avenir en 1988 (politique du ni-ni) mais on voulait lui, sa personnalité.
Si l'on suit bien l'histoire politique, j'oserais dire que Christian Taubira est la Pierre Messmer des socialistes. C'est assez osé mais c'est réel : en 1974, Premier Ministre respecté, plus haut fonctionnaire qu'homme politique, longtemps Ministre des Armées de De Gaulle, Pierre Messmer avait été envoyé au casse-pipe par Marie-France Garaud et Pierre Juillet pour rassembler la majorité à la mort de Georges Pompidou. À l'époque, quatre candidats, ministres ou ex-ministres de Georges Pompidou, se disputaient la dépouille du Président défunt : Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d'Estaing, Edgar Faure et Jean Royer. L'opération n'a duré que quelques heures puisque la candidature de Pierre Messmer était conditionnée aux retraits au moins des trois premiers candidats, une opération donc sans attente puisqu'il était certain que Jacques Chaban-Delmas n'abandonnerait pas, comme ici, Jean-Luc Mélenchon n'abandonnerait pas (car c'est sa dernière chance, le calendrier biologique est rude). En 1974, la courte sortie messmérienne a quand même été utile puisqu'elle a permis le retrait très honorable du délicieux Edgar Faure qui avait des sondages désastreux. À cet égard, Arnaud Montebourg serait peut-être l'Edgar Faure de 2022.
Je n'ai pas beaucoup de positions communes avec Christiane Taubira, et donc je ne voterais jamais pour elle au premier tour, mais j'ai beaucoup de respect pour elle. Elle est, avec Emmanuel Macron et Bernard Cazeneuve, la révélation du quinquennat de François Hollande. Elle n'a pas été une bonne Garde des Sceaux, c'est le moins qu'on puisse dire, mais elle s'est révélée comme une excellente femme politique (j'allais écrire "homme politique"), une espèce de plus en plus rare. Elle est très cultivée, elle est très politique, elle est très littéraire. C'est la politique de l'ancienne école, et ce serait amusant d'avoir un débat avec le candidat de c'était-mieux-avant car Christiane Taubira, c'est justement l'excellence d'avant.
Alors, je propose ici de faire un tour rapide des atouts et handicaps. Mais avant, finissons-en une fois pour toutes, puisqu'on en reparle, de l'élection présidentielle de 2002 : non, Christiane Taubira n'a pas été responsable de l'échec de Lionel Jospin à l'élection présidentielle de 2002 ! Le raisonnement facile, ce serait : Lionel Jospin a eu 16,18% des voix et Jean-Marie Le Pen, avec 16,86% de voix, a obtenu son ticket d'accès au second tour. Si Lionel Jospin avait eu 0,69% des voix supplémentaires, il aurait concouru au second tour (mais avec des si...). Or, Christiane Taubira a recueilli 2,32% des voix. Comme on le sait, elle n'était pas la seule : Jean-Pierre Chevènement, avec 5,33% des voix, était aussi une candidature de dispersion du parti socialiste.
Certaines personnes pensent que la politique et en particulier, les élections, ce sont de l'arithmétique. Bien sûr que non ! La non-candidature de Christiane Taubira n'aurait pas amené nécessairement Lionel Jospin à 18,50% comme la logique arithmétique le subodorerait. En effet, l'élection présidentielle de 2002 a été exceptionnelle dans le grand nombre de candidats, seize dont au moins huit à gauche.
L'électeur, saturé par la perspective médiatique d'un duel entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, qui voulait voter Christiane Taubira au premier tour ne souhaitait pas la victoire de Lionel Jospin, sinon, il l'aiderait à faire le meilleur score possible dès le premier tour (on parle de dynamique électorale). S'il ne comptait voter pour Lionel Jospin au second tour que du bout des lèvres, cela voulait dire qu'il ne souhaitait pas vraiment cette victoire. La faute à qui ? Au candidat lui-même, pardi ! À Lionel Jospin qui n'a pas su impulser cette dynamique. Il y aurait donc fort à parier que sans candidature de Christian Taubira, sans candidature de Jean-Pierre Chevènement, leurs électeurs potentiels ne seraient pas allés pour autant voter pour Lionel Jospin au premier tour. Ils auraient peut-être été des abstentionnistes.
En 1981, François Mitterrand a pu gagner malgré les candidatures non seulement de Georges Marchais, mais aussi de Michel Crépeau (2,21%) et d'Huguette Bouchardeau (1,11%). Michel Crépeau a fait à peine moins que Christiane Taubira.
De plus, c'est étrange de l'accuser d'une défaite du parti socialiste alors que Christiane Taubira n'était pas socialiste. Elle avait été candidate investie par le parti radical de gauche, soutenue par Bernard Tapie dont elle avait été élue députée européenne sur la liste radicale de gauche en juin 1994, et même, en mars 1993, élue députée de Guyane pour la première fois, elle a voté la confiance au gouvernement du RPR Édouard Balladur. On ne peut donc pas vraiment dire qu'elle était d'ADN socialiste.
Cette parenthèse refermée, venons-en aux atouts de Christiane Taubira (je ne manquerais pas de parler ensuite des handicaps). Elle a acquis depuis dix ans le statut et la stature d'une figure morale de la gauche. Ne me demandez pas pourquoi, je ne peux expliquer que le comment : il y a la défense du mariage pour tous, mais pour la morale, cela ne me semble pas suffisant, je crois que son grand talent littéraire a permis de poursuivre la légende socialiste historique qu'il serait bien difficile à observer avec un insipide comme Olivier Faure ou une médiocre comme Anne Hidalgo. Elle raconte un roman national. La preuve, c'est sa grande popularité visible lors de sa venue à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, le lendemain de sa pseudo-déclaration de candidature.
Et tout ce qui la fait détester par l'autre bord est au contraire un avantage pour la gauche, et une raison de la soutenir. Femme d'origine guyanaise, elle représente pourtant beaucoup mieux la France, par ses citations littéraires et son érudition française, que bien de ses opposants. Elle est une Simone Veil préemptée par la gauche, femme de sacré caractère (c'est aussi un handicap). Et quand je dis femme politique, c'est qu'elle est aussi dans l'habileté politique. Par exemple, s'est-elle opposée vraiment à la déchéance de la nationalité voulue par François Hollande ? Bien sûr que non : elle a apposé sa signature au projet de loi adopté au conseil des ministres du 23 décembre 2015 et elle n'a démissionné qu'un mois plus tard. Si elle était autant opposée qu'on ne l'a dit, elle n'aurait pas paraphé le projet de loi et aurait démissionné le jour même. Elle a attendu plus d'un mois.
Au-delà de cet aspect assez flou des choses (qui montre, je le répète, qu'elle est une femme politique dans sa complexité, avec ses contradictions, comme tous les grands fauves politiques), elle a mené une politique judiciaire assez laxiste qui l'a rendue détestée à droite et surtout, à l'extrême droite avec des excès dans les réseaux sociaux de racisme et de haine, comme cette analogie avec un singe. Il est là, le symbole de la gauche morale : plus Christiane Taubira était haïe par l'extrême droite (et la droite dure), plus elle était adorée par la gauche.
Et c'est là que la candidature de Christiane Taubira prend tout son sens moral en 2022 : si la gauche est sûre de perdre l'élection présidentielle, autant perdre en beauté, avec une personnalité morale incontestable, pour une candidature de témoignage (en 1995, après l'effondrement du PS en 1993, certains avaient imaginé la candidature du "moral" Robert Badinter pour perdre en beauté. Finalement, la mécanique politique a repris le dessus et Lionel Jospin a su s'imposer au PS pendant sept ans, de 1995 à 2002). Or, avec deux candidatures d'extrême droite, la présence de Christiane Taubira a tout son sens. Elle représente à peu près tout ce que déteste Éric Zemmour (sauf le prénom). Elle permettrait de rassembler ceux qui, à gauche, s'opposent à cette candidature d'extrême droite. La présence de Christiane Taubira pourrait mettre un peu de piment dans cette campagne présidentielle (qui n'est cependant pas dépourvue de rebondissements).
J'ai donné des atouts, mais elle a aussi de gros handicaps. Le premier est l'âge. Elle aura 70 ans le 2 février prochain, disons-le clairement, malgré la mode outre-atlantique des âgés, c'est quand même âgé en fin de mandat. En revanche, comme Jean-Luc Mélenchon, cela ne l'empêche pas d'être énergique.
Une maladresse récente a aussi rendu confuse la position de Christiane Taubira sur la vaccination en refusant d'appeler les habitants de la Guyane à se faire vacciner massivement à un moment critique de la pandémie sur ce territoire.
Un autre handicap est son isolement politique : elle est seule. Elle n'a pas de parti (il n'y a quasiment plus de radicaux de gauche qui ont refusionné puis défusionné avec les radicaux valoisiens), elle n'a pas beaucoup de réseaux et elle n'a pas beaucoup d'argent (d'où l'intérêt d'avoir un parti qui a des élus).
Elle n'a pas, non plus, de club ou d'association qui prépare cette élection depuis des années, qui propose un programme, qui teste des mesures. Yannick Jadot parlait d'improvisation, et c'est vrai, cela fait un peu peur de venir sans rien quand on veut diriger la sixième puissance mondiale. Son programme, elle en a dit que deux mots, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique. C'est un peu court, dirait l'autre.
Enfin, je vois un autre défaut qui peut être fatal dans une campagne : elle a du mal à s'entourer. Elle a dû changer x fois (je n'ai plus compté) de directeur de cabinet parce que la ministre avait un caractère incompatible. Or, une campagne, c'est aussi un travail d'équipe, une bonne coordination, promouvoir tout le monde pour que chacun y mette le meilleur de lui-même. Cela a été un problème pour François Fillon, qui menait sa campagne dans une solitude terrible (surtout avec son affaire sur le dos).
Pour moi, la seule chance qu'a Christiane Taubira d'être candidate, c'est un désistement pur et simple d'Anne Hidalgo en sa faveur, mais la candidate du PS ne l'entend pas de cette manière, elle l'a rappelé dans sa conférence de presse tenue quelques minutes après "l'envisagement" de la candidature de l'ancienne ministre. En tout cas, elle ne pourra pas espérer le désistement de Yannick Jadot, Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel (le candidat communiste) qui, pour des raisons différentes, ont des motivations bien particulières à rester candidats. Sandrine Rousseau a déjà invité chez elle le soir du 31 décembre tous les candidats de gauche. Ces derniers refuseraient bien sûr, mais ils pourraient alors invoquer maintenant la crise sanitaire.
Pourtant, la candidature de Christian Taubira aurait du panache. Elle réintellectualiserait le débat public et elle apporterait probablement une meilleure visibilité à la gauche, chiffon rouge de la droite extrême. Son problème, c'est que l'élection présidentielle est une histoire entre un candidat ou une candidate et le peuple. Elle ne doit pas tergiverser : ou elle veut être candidate, et elle l'est donc, ou elle hésite et il faut immédiatement arrêter. C'est une élection qui ne pardonne pas à ceux qui doutent d'eux-mêmes. Si le candidat ne croit pas en lui, comment pourrait-il demander aux autres de croire en lui. Christiane Taubira a incontestablement un potentiel, en plus, elle a déjà l'expérience d'une candidature à l'élection présidentielle, mais on n'est pas candidat sur un plateau d'argent, il vaut aller les chercher soi-même, les électeurs, un par un. Pour l'heure, elle donne juste un nouveau sujet de conversation au repas familial de Noël. Et aux chaînes d'information continue un peu lassées de la zemmourmania.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (17 décembre 2021)
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Pour aller plus loin :
Entre gauche morale et gauche sécuritaire.
Christiane Taubira en pleine sortie...
Christiane Taubira, ministre météore ?
La déchéance de la nationalité.
Le mariage pour tous.
Christiane Taubira.
Anne Hidalgo.
Ségolène Royal.
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Marie-Noëlle Lienemann.
Jean-Luc Mélenchon.
Danièle Obono.
François Ruffin.
François Mitterrand.
François de Grossouvre.
Le congrès de la SFIO à Tours du 25 au 30 décembre 1920.
Le congrès du PS à Épinay-sur-Seine du 11 au 13 juin 1971.
Le congrès du PS à Metz du 6 au 8 avril 1979.
Le congrès du PS à Rennes du 15 au 18 mars 1990.
Le congrès du PS à Reims du 14 au 16 novembre 2008.
Édith Cresson.
Pierre Joxe.
Patrick Roy.
Raymond Forni.
Georges Frêche.
Michel Delebarre.
Pierre Moscovici.
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