Avis de recherche
Il regarde son index droit qui le désigne à présent, à ses propres yeux, comme le suspect numéro un.
Emmanuel Hocquard
« vous m’avez fait chercher » – et me voilà !
Cité à comparaître, en chair et en os, avec mes traces de vie, mes faits et mes dires exposés en guise de preuves vives dans un livre, et à l’aide desquels j’en suis réduit à « me chercher » à mon tour pour authentifier l’existence de ma propre personne.
Cette comparution, faite de vive-voix, ne serait pas sans augurer de l’entrée en scène de quelqu’un qui sait comme nul autre faire comme ici acte de présence, répondre vocativement d’un appel, se porter témoin de son époque, et en passer si nécessaire aux aveux. Quelqu’un qu’on ne présente plus, même s’il est loin de s’être trouvé, et qui n’est autre que Dominique Fourcade sur l’existence de qui un avis de recherche a été lancé aux éditions POL par Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi. Agisssant à titre d’agents de liaisons, ils durent lui faire parvenir toutes sortes de textes et d’images-clefs (de nature picturale, sculpturale, filmique, livresque, photographique, journalistique, musicale, scripturale …) tous liés de près ou de loin à des souvenirs d’évènements susceptibles de lui faire signe, et sous l’emprise desquels il dut se résoudre à répliquer en les légendant par écrit. Ce travail d’investigation, orchestré par trois têtes-chercheuses, dut aboutir à une sorte d’Ovni livresque qu’on ne peut que marquer d’une pierre blanche. Intégralement improvisé au dire du trio de ses performeurs, ce livre n’est pas sans partager l’esprit iconoclaste, bricoleur et ludique, initié par la Revue de littérature générale parue en 1995 sous la conduite concertée d’Olivier Cadiot et de Pierre Alferi, prônant des stratégies de montage-collage et télescopage d’énoncés captés en direct, et qu’un scripteur, agissant en tant qu’agent de liaisons, aurait pour mission de recycler et réagencer pour les remettre en circulation, tout en interrogeant leur hypothétique provenance et leur possible destination. Ainsi en irait-t-il de vous m’avez fait chercher, ce livre tricéphale, qu’on dira acté à l’improviste, sur le vif, et au risque qu’il n’avorte. Un livre qui finit par interroger sa propre genèse avec deux index lexicaux à l’appui, ainsi qu’une table répertoriant son matériau iconographique. Sans oublier un Préambule de D. Fourcade, émis à titre indicatif sous forme de libellés d’une libellule relatant en survol sa réalisation. S’il dut s’improviser, en état d’extrême urgence, avec la vélocité d’envol d’un trio de volatils fendant l’air, tout me porte à croire qu’il ne fut pas sans susciter des instant de qui vive et d’alerte tel qu’une communication de nature quasi télépathique n’aura pas été sans s’enclencher entre ses trois protagonistes, avec les transferts de pensées qui s’ensuivent dès qu’on recourt à la télécommunication informatique. Car tout trouva à s’effectuer sur écran numérique, par liens et échanges de courriel, dans un incessant chassé-croisé d’images et de textes, et pour aboutir au final à un livre bio-graphique pour le moins hybride, où les mots imprimés d’un poème seraient donnés à voir et les images resteraient à lire tel des traces de vie faisant signe en pleine page. Un livre d’autant plus troublant qu’il est sans pagination, sans bibliographie d’auteur, imprimé en divers corps de caractères, et accompagné d’une iconographie où des tableaux de peintres alternent avec des couvertures et extraits de livres, des pages de journaux, des partitions musicales, des sculptures datant de la préhistoire, des affiches et captures d’images filmiques, des billets manuscrits, des photographies de danseurs, de footballeurs et de volatiles. Un livre que je me suis surpris à vouloir feuilleter en le consultant dans la tourne hasardée de ses pages comme une sorte de livre des « vie s» que Dominique Fourcade aura su mener en les improvisant au cours de sa vie, et ce au gré des folles rencontres qu’il vécut en compagnie de Degas, Matisse, Simon Hantaï, Pina Bausch, Merce Cunningham, Beethoven, Thelonius Monk, David Smith, James Schuyler, Marina Tsvétaïeva, Rainer Maria Rilke, Claude Royet-Journoud, Georges Oppen, et tant d’autres clochards célestes, tous présents au casting de ce qu’il aurait souhaité être un film et qui a fini par devenir aux yeux avisés de Jean-Claude Pinson* « le catalogue d’une exposition virtuelle » dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle a trouvé à se monter in situ sous la forme d’un livre multipiste, avec des textes et des images comme accrochés en pleine page, et que nos trois performeurs auront tentés de mettre en regard et en vis à vis en les faisant entrer en correspondance. Ainsi verra-t-on en double page Le Déjeuner sur l’herbe de Manet donner la réplique (du berger à la bergère ?) au Concert champêtre du Titien. Au fil des pages deux poèmes en viennent aussi à communiquer à distance comme Blue de James Schuyler (daté de 1972, extrait de The Crystal Lithium) et l’En bleu adorable attribué à Friedrich Hölderlin, alors qu’il pourrait au dire de D.F. être de Georges Oppen. Tout en passant par un Nu bleu IV que Matisse a réalisé en 1952 sous forme de papiers découpés, et dont la posture n’est pas sans mimer ostensiblement une sculpture acéphale de Rodin datée de 1904 intitulée Fils d’Ugolin. Quant au visage de Madame Cézanne empiergée à tout jamais dans sa pose, il n’est pas sans renvoyer à celui de la Dame de l’Oxus, une statuette provenant d’Iran et datant de 2000 ans av. J-C. Si bien que tout est lié et reste « à faire suivre... » en s’engageant dans un livre en forme de labyrinthe, où les multiples bifurcations et croisements entre les images et les textes ne seraient plus de nature fixe et encore moins fixable en terme d’illustrations, mais mobile et permutable d’être en connexion permanente, à l’instar d’un aréopage d’étourneaux en état d’alerte ou d’un site rhizomatique, à pistes multiples, comme Poezibao, ou encore comme cette « exposition virtuelle », amovible au gré de ses visites, tel que nous la livre Dominique Fourcade en compagnie de ses deux agents de liaisons sous la forme d’un livre qui lui est dédié et qui aura fini par le trouver en volatile migrateur, ne cessant d’aller et revenir, entre l’Europe et les États-Unis, et n’hésitant pas à remonter dans ses pérégrinations jusqu’aux grottes de Lascaux.
Note: - Jean-Claude Pinson dans son article publié sur Sitaudis remarque à juste titre que toute l’œuvre de Dominique Fourcade est vitalement en prise et en dialogue dans son propre frayage avec les arts plastiques, musicaux et chorégraphiques sans lesquels elle n’aurait pu trouver à se faire et venir à jour. En guise de moteurs de recherche, ces diverses pratiques artistiques l’auront « fait (se) chercher » et se trouver dans sa propre pratique d’écriture. À plus forte raison lorsque le travail d’investigation s’effectue à trois, comme ce fut du reste aussi le cas avec le livre portant en guise de titre les initiales WM, réalisé en 2001 en compagnie de la danseuse Mathilde Monnier et la photographe Isabelle Waternaux au cours de séances improvisées sur haute tension.
On pourra encore noter qu’un titre performatif comme l’avis de recherche lancé par un « vous m’avez fait chercher » dut en appeler à la fabrication d’un livre à géométrie variable, conviant chaque lecteur à explorer à son tour les multiples pistes de recherche qu’il lui livre.
Siegfried Plümper-Hüttenbrink
Dominique Fourcade, Hadrien France-Lanord, Sophie Pailloux-Riggi, vous m’avez fait chercher, éditions P.O.L., 2021, 272 p., 34,90€
On peut regarder cette vidéo où les trois auteurs parlent du projet et du livre.
On peut aussi feuilleter quelques pages du livre sur le site de l’éditeur
fiche du livre sur le site de P.O.L.