Vous avez peut-être entendu parler d’une vive controverse autour du dessinateur Siné, renvoyé de Charlie Hebdo pour une rubrique jugée antisémite. Je n’ai pas l’intention ici de traiter de ce sujet, amplement débattu par ailleurs. Ma réflexion porte sur une phrase de l’un des commentateurs de cette affaire, phrase que voici : « Je me dis parfois que les Juifs sont les meilleurs agents de l'antisémitisme avec leurs manières de censeurs sourcilleux. ». Je la prolonge par ce qui pourrait être ajouté ensuite (mais qui ne l’a pas été ici, sans doute parce qu’elle est assurément étrangère à l’état d‘esprit de son auteur) : « dans le fond, s’il y a de l’antisémitisme, les Juifs n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes et c’est bien fait pour eux. »
Ce qui est contestable dans cette opinion, c’est l’emploi du déterminant défini « les ». Il est indéniable que des Juifs sont des censeurs sourcilleux. Peut-on en inférer qu’il en va de même pour les Juifs dans leur ensemble ? Qui donc est habilité à parler au nom des Juifs ? L’église catholique dispose d’une hiérarchie, avec à sa tête un chef suprême, le Pape. Peut-on pour autant dire, par exemple, les catholiques sont contre la contraception ? Il existe aussi depuis soixante ans un État peuplé d’une très large majorité de Juifs, Israël. Il représente ses nationaux mais aucunement les Juifs citoyens d’autres pays. Les catholiques français se sentent-ils responsables des crimes de l’IRA ou, à l’image de ce que professait l’enseignement séculaire de l’Église selon laquelle les Juifs portent pour l’éternité le poids de la crucifixion du Christ, ces mêmes catholiques auraient-ils encore de nos jours à expier le supplice de Jeanne d’Arc ?
Même si prononcer ce genre de phrase est un réflexe très naturel, cela relève d’un racisme inconscient. On dit couramment que les Auvergnats sont avares, les Corses paresseux, les Italiens voleurs et ainsi de suite. Cela ne tire pas à conséquence parce que, à ma connaissance, on s’en prend rarement à eux parce qu’ils sont Auvergnats, Corses ou Italiens. Il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de noirs, d’Arabes, de Juifs ou d’homosexuels, pour ne citer que ceux-ci.
J’ai entendu une fois Geneviève Anthonioz, nièce du général de Gaulle, rapporter une conversation qu’elle avait entendue au cours d’un dîner le premier soir de la rafle du Vel d’Hiv’. L’un des convives déclare : « vous vous rendez compte, ils ont arrêté des familles entières ! ». Une dame bien lui répond alors : « oui, mais ce sont ... des Juifs ». Étant donné le niveau de civilisation où nous avons chuté, il est parfois justifié d’être sourcilleux devant des phrases peut-être innocentes mais combien imprudentes.