(Note de lecture) Françoise Ascal, Brumes,, par Sabine Dewulf

Par Florence Trocmé

Dans ce très beau livre (papier crème épais, couleurs profondes), Françoise Ascal choisit d'écrire d'après des peintures de Caroline François-Rubino. Il en résulte un ensemble de poèmes attentifs, soucieux d'aborder chacune des six œuvres intérieures à l'aune d'une sensibilité sans excès, tendue vers l'universel. De ce penchant témoignent la diversité des pronoms personnels auxquels la parole est confiée (" tu ", " je ", " on "), ainsi que l'accord des adjectifs (ou participes passés) au masculin singulier : " encombré du désir de voir / je manque la cible ". Avec sobriété, la poète entreprend d'interroger les multiples aspects de ces Brumes qui constituent le titre : la dimension symbolique : " condamné aux brumes / comme à l'inconnaissance " ; métaphorique : " entrer dans le corps de brume ", " brume en forme de linceul " ; lexicale : " j'écris le mot brume / j'écris le mot brouillard ", " j'interroge la bruine et la buée " ; sonore : " il fait un temps de bruyère " ; musicale : " qu'est devenu le vaisseau fantôme " ; picturale : " Camille Corot est aux aguets " ; philosophique : " [...] ces ombres mouvantes / à peine sorties / de la caverne de Platon " ; linguistique : " derrière un rideau de pluie / je cherche à tâtons / les noms possibles / d'une météo mouvante // Les Inuits ont dix mots / pour désigner la neige " ; et même scientifique : " on les appelle / eaux météoriques / hydrométéores ".
Évitant ainsi tout subjectivisme, ce livre se caractérise également par une grande humilité. Dans sa belle postface, Sabine Huynh note avec justesse : " l'idée que nous nous faisons du réel est si fragile " ; " Françoise Ascal, [...] comme tous les poètes clairvoyants, écrit depuis l'invisible ". La poète s'avance à tâtons dans la brume de son propre poème, vers à vers, usant régulièrement du point d'interrogation, le seul signe de ponctuation ici utilisé (" comment peindre le sans poids / d'une aube silencieuse ? "), de l'anaphore lancée comme une antenne chercheuse au sein du brouillard (" tu marches [...] " // " tu marches [...] " // " tu marches [...] ", " j'attends [...] " // " j'attends [...] ") ou de mots dotés d'un sens privatif, comme la préposition " sans " : " sans boussole / sans but / sans désir ", " sans avenir ", " le sans poids ", " sans message "...
Accueillir la brume de l'existence comme celle de l'écriture, tel semble être le vœu sous-jacent. L'épigraphe de François Jacqmin l'annonçait déjà : " L'image obstrue le paysage. " Et si la première page formule un désir de " percer l'obscur / d'un trou d'épingle ", il est relégué " au bout de ta vie ". Très rapidement, d'ailleurs, la brume propose son " refuge ".
D'une manière paradoxale, il s'agit, en entrant dans la brume, de dissoudre l'" écran " qu'interposent les " mots " et les " métaphores " entre l'observateur et le réel. Le " je " se dit curieusement " encombré du désir de voir ", attend que la brume " voile [s]on regard " et affirme : " trop de lumière aveugle ". Ce qui dissimule devient alors l'auxiliaire d'une lecture du monde aussi patiente qu'un tâtonnement d'aveugle : " mieux que mes yeux / mes mains déchiffrent / l'écriture du silence / mêlée à la parole de l'eau ". Éprise d'une langue qui " bourgeonne / lance des rejets / ronge les fixités " et " fait tanguer / les chasseurs de sens ", Françoise Ascal tente d'apprivoiser l'indicible, dans la douce incertitude de ses pressentiments : " qu'est-ce donc qui palpite / derrière la nuée piquetée de violine ? " Linceul ou berceau, qu'importe, pourvu que la brume dépose sa " promesse de repos / en son évanescence " ! La grâce du poème tient à ce qu'une " fine bruine de mots " puisse être " jetée sur nos certitudes "...
Cet éloge des brumes s'accompagne très naturellement d'un hommage aux sens que nous négligeons souvent lorsque nous privilégions la vue : " plutôt affûter ses oreilles / ouvrir les narines / dilater sa peau ", " déchiffrer les messages élastiques / lovés sous la plante des pieds ". Entrer dans " le corps de brume ", c'est donc s'incarner différemment, sans rien rejeter, sans même s'interdire de " rêver le réel " ou de " croire aux vérités cachées ". C'est retrouver l'espace de la marche et d'une perception plus fine, aiguisée par l'ignorance : " qui suis-je que sais-je / demandent les philosophes antiques ". Voilà qui encourage un certain hédonisme, un accueil amoureux de la réalité et du langage, délivré du préjugé : " adore la surface mouvante des choses / adore les formes les sons les mots / le ruissellement sans fin / tout ce qui court / sur la fine peau du monde ".
Quant aux huiles sur toile - superbes - que Caroline François-Rubino retravaille aux pastels, elles ponctuent cette exploration aimante de paysages indécis, cotonneux, aux confins de l'abstraction. Elles en favorisent la lenteur, invitent à la pause. De leur côté, les poèmes pointent sans cesse vers l'énigme de ces peintures qui laissent entrevoir la profondeur du réel enveloppé dans la brume : promesses de l'azur ou d'un espace herbeux, esquisse d'un versant, éclat lointain du ciel, floraison de hachures, foisonnement de verdure...
Sabine Dewulf

Françoise Ascal, Brumes, peintures de Caroline François-Rubino, postface de Sabine Huynh, Aencrages & CO, 44 p., 21 €.
On peut lire des extraits de ce livre dans l'anthologie permanente de Poezibao