Saul Bellow, 1964
" Durant la guerre, je ne croyais en rien, et j'avais toujours détesté les pratiques des Juifs orthodoxes. Je constatais que la mort n'impressionnait pas Dieu. L'enfer, c'était son indifférence. Mais l'incapacité à expliquer n'est pas une raison pour ne pas croire. Du moins tant que persiste l'idée de Dieu. Pour ma part, j'aurais préféré qu'elle ne persiste pas. Les contradictions sont trop douloureuses. Pas de souci de justice ? Pas de pitié ? Dieu n'est-il que le sujet de bavardage des vivants ? Et puis nous voyons les vivants raser comme des oiseaux la surface de l'eau, et l'un d'eux va plonger pour ne pas remonter et disparaître à jamais. Et nous, à notre tour, une fois immergés, nous disparaîtrons. Seulement nous n'avons aucune preuve de l'absence de profondeur sous la surface. Nous ne pouvons même pas affirmer que nous avons de la mort une connaissance superficielle. Il n'y a pas de connaissance. Il y a le désir, la souffrance, le deuil. Ils découlent du besoin, de l'affection et de l'amour - les besoins de la créature vivante, parce qu'elle est en effet une créature vivante. Il y a aussi l'étrangeté, implicite. Et aussi le pressentiment. Les autre états sont pressentis. Rien de tout cela n'est directement connaissable. Sans le pressentiment, il n'y aurait jamais eu de questions, il n'y aurait jamais eu de savoir. Je ne suis cependant pas un observateur de la vie, ni un connaisseur, et je n'ai rien à contester. S'il le peut, l'homme consolera. Mais ce n'est pas l'un de mes buts. On ne peut pas toujours se fier aux consolateurs. Par ailleurs, j'éprouve très souvent, presque tous les jours, un fort sentiment d'éternité. C'est peut-être dû à mes singulières expériences, ou à la vieillesse. Je sois dire que je ne ressens pas cela comme participant de la vieillesse. D'autre part, cela ne me dérangerait pas qu'il n'y ait rien après la mort. Si c'est comme avant la naissance, pourquoi s'en faire ? On ne recevra plus d'information. Notre agitation de singe prendra fin. je pense que ce sont mes pressentiments de Dieu sous leurs nombreuses formes quotidiennes qui me manqueront le plus. Oui, c'est ce que je regretterai. Aussi, docteur Lal, si la Lune présente pour nous un avantage sur le plan métaphysique, j'approuverai sans réserve. En tant que projet d'ingénierie, coloniser l'espace présente peu de véritable intérêt pour moi, sinon pour la curiosité et l'ingéniosité de la chose. Certes, la motivation, la volonté d'organiser cette expédition scientifique est sûrement l'une de ces nécessités irrationnelles qui constituent la vie - cette vie que nous croyons pouvoir comprendre. Je suppose donc que nous devons faire le saut parce que tel est le destin de l'homme. S'il s'agissait d'une question rationnelle, il serait rationnel d'instaurer d'abord la justice sur notre planète. et quand nous aurions une Terre de saints et que nos aspirations se porteraient vers la Lune, nous pourrions grimper dans nos machine et nous envoler..."
Saul Bellow, extrait de : "La planète de Mr. Sammler", 1969/70, Éditions Gallimard, 2012, pour la traduction française.