Ce repli de la langue n'est pas un appauvrissement du poème. Il naît avant tout d'une sensation de retrait des choses au sein de la langue : " Combien de fois ai-je essayé de glisser un corps, un objet... dans mon écriture pour la peupler, sentir leur simple absence dans mes mots. [...] / Pourquoi demander aux mots de contenir ce qu'ils ne peuvent contenir ? / Simplement pour sentir leur passage, rien que leur passage ". Le mot, provoqué par le monde, une fois écrit, se vide. Nommer ne fixe rien, ne fait entendre qu'un souffle (" Il s'agit presque plus de respirer / que d'écrire "). Le poète se tient en ce sens toujours au seuil de ce qu'il désigne. Reprendre, redire, recommencer, métaphoriquement relancer le pas, cela revient en somme à prendre le parti de la faille du langage et, lucidement, à la considérer comme sa paradoxale " demeure " : " Aller / la demeure est toujours / dans le pas qui vient ".
Dans Le Visage volé, cette perpétuelle dépossession peut revêtir deux visages. Elle est un obstacle, en ce sens que les mots n'atteignent rien de ce qu'ils disent et maintiennent ainsi toujours " derrière la vitre " ; elle est aussi, malgré la " fatigue ", ce qui entretient l'élan, la " soif ", cet " horizon " qui " annonce " un ailleurs qui attire et " appelle ". Au fil des poèmes, il semble d'ailleurs que cette seconde voie devienne l'énergie de la poésie de Giovannoni. La répétition ne recouvre en rien un quelconque échec de la poésie, elle n'est pas non plus le signe d'une immobilité. Au contraire : " Nos mots n'existent / que pour nous porter / au-delà de nous-mêmes ". Parce que la langue ne permet pas de toucher le monde, parce qu'elle en dérive, s'en écarte et s'en exile, le mot est un " pas ", une négation et une avancée, une empreinte et un effacement : " Écrire, c'est chercher sans cesse un point d'appui ". Le poème ne vit que de cette apparente limite, qui en est la matière : " Ce qui ne peut être dit / ce qui ne peut être donné dans les mots / ce qui ne peut trouver lieu dans notre langue / a son mouvement dans le mouvement de l'écriture ". L'approche sans fin de l'écriture et son écart vis-à-vis des choses contredisent le silence, y puisent, et deviennent " musique ".
Si la poésie de Jean-Louis Giovannoni est habitée par la mort, elle s'élabore contre elle, tout proche, à la recherche toujours d'une improbable " aube " (" Comme si l'aube allait naître de toi "). Elle prend du moins exemple sur la " source " : " L'écriture tient, en chacun de ses mots, / sa source et sa soif ". Le titre du recueil, Le Visage volé, laissait entendre certes quelque chose d'un deuil et d'une disparition subie. Or il n'y a rien de plaintif ici, rien d'une " souffrance ", si ce n'est dépassée par l'écriture puisque son cœur bat précisément là où les choses et le corps se perdent : " Tu parles, tu écris pour que les choses / ne coïncident plus avec elles-mêmes ".
Antoine Bertot
Jean-Louis Giovannoni, Le Visage volé, poésies complètes 1981-1991, Editions Unes, 2021, 233p, 25€.
Extraits
Le Geste
IITa vie n'est due
qu'au vol d'un oiseau
qu'au mouvement
d'une branche dans l'air
qu'à ce peu de chose
qui ouvre l'espace
et te fait apparaître.
Tout ce monde invisible
qui n'attend
qu'un pas de toi
un seul geste
pour être appelé.
Ces pierres
ces oiseaux
ces yeux
autour de tes gestes.
*
D'autres
attendent que tu fermes les yeux.
Tu ne dois pas savoir
ce que ton corps libère.
Tu marches
et des arbres viennent dans tes pas.
*
Le vent est un geste
que tu portes en toi
et en lui
tu t'en vas.
Est-ce pierre
ou bois
qui bouge en moi ?
Est-ce animal
ou eau ?
Qui aujourd'hui viendra ?
passage Saint-Pierre-Amelot
Le Visage volé, poésies complètes, Jean-Louis Giovannoni, p.104-106.