Trois termes ici, la mort, la misère, l’ignorance qui vont déterminer la construction du livre en trois parties. Ponctuées magnifiquement par les monotypes et dessins de Léa Gerchounouw. Si, bien souvent, on s'interroge sur le rapport entre texte et image, ici il s’agit d’un véritable duo, en particulier sous un aspect qui semble important dans tout le livre, la rupture, l’entaille, la césure. On est frappé de la récurrence des mots évoquant la coupure, la blessure, la morsure : mordue (28), scarifiée (29), fers (30), épines (32), lames (33) affilé, pinces, griffes (34), voici quelques relevés faits dans la première séquence [mort].
Les poèmes sont très noirs, comme les images, et comportent très peu de mots. Variations autour de la mort, ou autour de n’y point penser, à la mort ? On ne sait. Plutôt creusement du thème, du double thème, la mort et le déni de la mort. « Rampant-creusant dans la nasse » (30).
n’y point penser, croyez-vous ? semble dire Yves Boudier. On sait le grand thème du divertissement chez Pascal, on connaît ses remarques sur l’homme incapable de rester seul dans une chambre. Pas de divertissement possible ici et la solitude, assez terrifiante, assumée. Même si dans les images, on perçoit comme des percées, des ouvertures, des failles vers la lumière. « La nuit sangle les cœurs ».
Parfaite économie de moyens, on n’est pas dans un registre de la danse macabre, ni dans une évocation baroque de la mort, ni même sur le thème des vanités (cher à Yves Boudier). Peu de mots, répartis le plus souvent en distiques distribués fer à droite et fer à gauche (voir la sélection de poèmes publiés conjointement dans l’anthologie permanente du site), peu de verbes, des images, des constats.
Cette note peut-être : « L’intention si / fragile /// de durer / seul // quand le corps / trahit ///suspend le drame // au fil de / l’âge. (37) Les poèmes comme « chambres / d’anoxie » (39), où il ne reste que peu pour respirer, peu à respirer. n’y point penser, vraiment ?
Après la [mort], la (misère] : peut-on fuir « l’acide du /jour » ? Se détourner de « l’agenda du / vide » ? On remarque les coupures du vers entre le nom et son complément, comme une toute petite place, vite refusée, au n’y point penser ? Tout cela est-il la faute de la « langue primitive / perte native » ? Alors quid de l’[ignorance] : « se plie se fronce / la pensée ». De nouveau, constat de l’« Écho trahison / de l’étreinte verbale ». Y compris donc du n’y point penser ? Yves Boudier met le lecteur devant « L’éclosion désormais / stérile //// d’une parole / vivante » (67). Avec ici, en filigrane, une réflexion presque politique sur le temps présent et « l’empire du plaisir ».
C’est un livre sombre que donne ici celui qui pourtant agit, construit, défend à longueur d’année la parole vivante, celle de la poésie, celle des écrivains, au travers de toutes les missions qu’il assume (Que l’on songe simplement au Marché de la Poésie).
Si l’on voulait situer les échos entendus en le lisant, on pourrait évoquer Claude Minière ou Cédric Demangeot. Mais c’est surtout la belle voix, forte et sans concessions d’Yves Boudier que l’on entend ici.
Il faut enfin souligner le très beau travail éditorial des Éditions du Paquebot, reproductions remarquables des noirs des monotypes et dessins, très belle typographie, choix des papiers. Détail concret : le côté un peu rugueux de la couverture lorsqu’on a le livre en main et qu’on le lit, comme un rappel que : n’y point penser, vraiment ?
Florence Trocmé
Yves Boudier, n'y point penser, Éditions du Paquebot, 2021, 80 p., 18€.