La scène d'ouverture expose le personnage, assis parce qu'il fait chaud ; elle subvertit déjà le genre, on n'est pas dans un roman : on saura peu de choses du narrateur, tout est dans les sensations (la chaleur), comme si l'intrigue était dans la perception que le narrateur a du monde. " Une chose dans le monde en apparence tombe " ; " tout se situe juste avant là où je suis ". Le narrateur tente, il n'y parvient pas toujours, de ramener à la surface des expériences vécues ; le livre brouille la chronologie, ainsi l'enfance remonte à la surface, au présent, parce que le plus profond c'est la peau : " la peau laisse percer par transparence une tache grise ". Le narrateur rencontre des personnages dont on ne sait trop d'où ils sortent, père, mère, frère dont il partage la chambre ; tout reste au présent, affects, percepts, et c'est encore une image deleuzienne qui me vient : le narrateur est traversé de flux, au ras de l'expérience, une expérience nue, dénudée, à la fois flottante - d'où vient-elle ? - et précise. Le narrateur tente de saisir la réalité extérieure, gouverné par ses sens : " je me sens proche d'où je suis, pourtant très détaché. Je sais bien que la terre tourne autour du soleil, depuis des années. Mais jusqu'à maintenant, je vois, chaque, jour, le soleil tourner autour de la terre, et je n'en fais pas un drame ".
Ainsi des flux de matières, tel le mercure dont le narrateur a peur d'être " pris dans les fils " ; et on peut y entendre le jeu de mots (il est question du frère dans la même page) : les percepts suscitent des affects, plongeant dans l'expérience, la mémoire, mais cette mémoire est encore une fois tout entière au présent, elle ne vaut que dans ces affects et ces percepts. Le monde s'incarne ; ces incarnations suscitent peur ou plaisir ; on a dans Mon Plan tout un bestiaire, notamment de petits animaux, qui signalent combien le monde est aussi menaçant ; les insectes, l'araignée, la vrillette aux ailes dorées " horloge de la mort " qui mange le bois humide et rappelle, la nuit, que le temps passe, effraie autant le narrateur que sa mère (on pense à Lautréamont évidemment), les vers " solitaires [qui] peuvent entrer et vivre dans nos ventres ". Mais les araignées dispensent aussi " les signes que le vivant produit ". Le livre bruit d'une sourde angoisse, qui n'est rien d'autre que la présence physique au monde.
Le livre de Maël Guesdon est donc un livre spéculatif : le monde est une surface parcourue de flux que l'on éprouve. Un livre spéculatif, mais pas " philosophique " : tout se passe dans la langue, la langue qui est le lieu des affects et des percepts. Le monde n'existe que dans la phrase qui le fait venir à la surface : " j'occupe en morceaux ce qui se fait à ma place : les morceaux flottent en périphérie des mouvements et des phrases " ; ou encore " les phrases que j'entends me promènent comme on promène un chien " ; des phrases parfois libèrent le narrateur. On connaît la vieille (et discutée) distinction où Sartre isolait la poésie, du poète immergé dans sa langue (1), du poète qui sert la langue là où le romancier se sert de la langue, et si je pense à Sartre c'est que Mon Plan se déploie dans la langue comme un éventail ; et peut-être le " plan " c'est la langue, tel le jeu avec les répétitions " on fixe un endroit : la main s'approche de l'endroit [...] si elle [la main] touche au bon moment les bords, qui, touchés, dessinent le bon endroit.... ". Comme si la langue seule pouvait former des affects ou des percepts, et qu'il ne fallait attendre une issue (une solution ?) à l'intrigue que dans la langue.
Sébastien Dubois
Maël Guesdon, Mon plan, éditions Corti, 2021, 96 p., 16€
Lire un extrait du livre
Qu'est-ce que la littérature ?, Paris: Gallimard, 2005.
Sur le site de l'éditeur :
Dans un chalet de vacances, une famille asperge des tas de vêtements regroupés en remparts autour d'eux. Des insectes nocturnes frappent leur tête contre les murs. Un enfant disparaît très brièvement dans un lit trop grand. Deux amis mettent à l'épreuve de la réalité la théorie selon laquelle la pâtée pour chat a le même goût que les araignées. Mon plan se présente comme une série d'expériences vécues par un narrateur tout à fait consentant, qui tente, plein de bonne volonté, de ramener au présent tout ce qui ne l'est pas. Souvenirs, projections, conjectures, hypothèses. Il tourne autour de quelques questions qui portent sur les présences fugitives dans sa vie : Pourquoi tue-t-on les araignées ? Comment s'installe une image ? Que faire d'une scène qui se répète ? Mais l'expérience tourne mal, et voilà le narrateur pris dans le devenir-intrigue de quelques motifs récurrents qu'il n'a pas vraiment vus venir.
Maël Guesdon a publié Voire (Corti, 2015). Avec Marie de Quatrebarbes et Benoît Berthelier, il coordonne la revue La tête et les cornes et a co-traduit Discipline de Dawn Lundy Martin (Joca Seria, 2019).