Dans son ouvrage « Bienvenue en incertitude », Philippe Silberzahn montre les limites des différents exercices de projection dans le futur : l’approche par scénarios, les méthodes d’extrapolation, les lois physiques ou l’induction à partir d’événements passés échouent à apporter des prévisions fiables en environnement incertain et complexe.
Sommes-nous pour autant condamnés à avancer en aveugles ? Non, c’est le recours à l’art, là où des méthodes scientifiques trouvent leurs limites, qui présente une piste intéressante à explorer. Notre créativité est peut-être un de nos meilleurs atouts pour nous aider à imaginer le monde à venir !
« Futurs possibles : l’apport artistique
Des exercices beaucoup plus intéressants en matière de « futurs possibles » sont à trouver dans la littérature. Les utopistes, comme Thomas More, et avant lui Platon, ont essayé d’imaginer ce qu’ils voyaient comme la cité idéale. La littérature a également imaginé des futurs dystopiques, c’est-à-dire contraires de l’utopie (d’ailleurs, l’utopie des uns est souvent la dystopie des autres). Dans le Meilleur des mondes, écrit par Aldous Huxley et publié en 1932, les bébés sont fabriqués en usine, les hommes prennent chaque matin une pilule qui les rend heureux, ils sont séparés en cinq castes bien distinctes et conditionnés pour être fiers de celle à laquelle ils appartiennent, et se déplacent en voiture volante. 1984, écrit par George Orwell et publié en 1949, anticipe un futur où les hommes sont surveillés 24 heures sur 24 par un État dictatorial omniprésent sous le visage de Big Brother (Grand Frère »).[1] Dans Minority Report, de Philip K. Dick, la police dispose d’un moyen de prédire les crimes et d’agir avant qu’ils ne soient commis. Les ouvrages de Jules Verne, Ray Bradbury, James Ballard et Isaac Asimov, parmi tant d’autres, sont également très riches dans leur exploration des sentiments humains et des futurs possibles et, même pour certains qui sont parfois anciens, ils résonnent parfois étrangement avec l’actualité. D’une manière générale, la science-fiction (d’ailleurs appelée également fort à propos littérature d’anticipation) offre une source extrêmement riche pour imaginer des futurs possibles.[2] Fin 2019, l’Armée française a ainsi lancé un programme appelé « Red Team » qui fait appel à des auteurs et scénariste de science-fiction pour imaginer les potentiels conflits à l’horizon 2030-2060.
La science-fiction n’est pas utile parce qu’elle serait prédictive, mais parce qu’elle nous fait jouer avec notre point de vue sur le monde. Elle crée un espace pour pouvoir remettre en question nos hypothèses et nos modèles mentaux.
La bande dessinée[3] et les jeux vidéo[4] sont aussi des outils puissants d’exploration d’univers futurs utopiques ou dystopiques grâce à une très grande créativité. (…)
Finalement, la richesse, l’audace, la qualité et la diversité des différents genres artistiques qui imaginent des futurs possibles font que, pour comprendre le présent et penser l’avenir, il vaut souvent mieux lire un livre, visiter une expo avant-gardiste ou regarder un film de science-fiction que lire le rapport d’un éminent futurologue. De même, les artistes sont souvent beaucoup plus capables de « capturer » leur époque que les sociologues, et donc mieux à même de sentir où elle peut aller, et pour comprendre l’Afghanistan, il vaut sans doute mieux lire Rudyard Kipling qu’un rapport de la CIA. »
Si vous avez besoin d’un prétexte pour aller voir une exposition avant-gardiste ou lire une bande dessinée futuriste, vous pourrez dire que vous êtes en plein exercice de prospective !
[1] La valeur de 1984 et sa capacité d’anticipation sont attestés par le fait que les ventes du roman aux États-Unis ont atteint des sommets en 2013, lorsqu’a été révélé l’ampleur du programme de surveillance électronique opéré par la NSA. À bien des égard, la fiction orwellienne a été rattrapée par la réalité.
[2] Voir l’article de Yannick Rumpala : « La science-fiction, outil précieux pour imaginer les futurs de la démocratie », Usbek & Rica, 11 février 2017.
[3] L’auteur a une faiblesse particulière pour une bande dessinée remarquable intitulée Les Mange-Bitume de Jacques Lob et José Bielsa parue en 1974. Elle décrit un avenir dans lequel les hommes sont devenus nomades, passant leur vie dans des voitures autonomes qui roulent en permanence. Ça se termine mal.
[4] « Quand le jeu vidéo met en scène la dystopie urbaine », Usbek & Rica, 12 avril 2017.