Penthésilée fait voler en éclats le poème espagnol octosyllabique auquel fait écho le terme de « Romance » convoqué par Liliane Giraudon sur la quatrième de couverture de son dernier livre. Cependant, l’héroïne grecque ressuscitée évoque bien, soutenue par de multiples voix féminines, des sujets historiques, épiques et amoureux. Il va être question de guerres, d’épidémies, de crises sanitaires, mais aussi d’amour et de sexe, de poésie et de littérature. Si l’amour est plus froid que la mort, la poésie peut-elle être plus chaude que la prose, et la femme plus ardente que l’homme ?
Magnifique Penthésilée qui se bat, tombe amoureuse, tue, dévore, et dont la phonè traverse les dernières pages du livre : « sa voix d’argent traversée par le vent/libre et joyeuse/étincelante/dans sa petite armure/elle respire à grands traits ». Ses gestes décisifs et tranchants s’attaquent désormais à la langue, puisque c’est au tour de cette dernière, après Achille, d’être mise en pièces : en tout cas malmenée, coupée, montée puis remontée. Le titre repose sur les allitérations en [p] soutenues par deux termes comportant chacun quatre syllabes : un meurtre, une décapitation, une lacération a lieu dans ce livre qui mitraille, abat, déchire. Qu’est-ce qui est visé ? L’histoire des représentations, l’histoire de nos imaginaires, tout ce que les livres, légendes, contes, mythes charrient, mais surtout tout ce qu’ils cachent ou mettent de côté. Les amazones, ici, ce sont les femmes qui écrivent, accompagnées néanmoins de rares figures masculines telles Antonin Artaud, Théophile de Viau ou Gérard de Nerval, rebaptisés « frères en amour ». Héroïnes tragiques (Penthésilée), saintes (Agathe), poétesses (« La Stein » et « La Dickinson »), elles révèlent qu’il y a bien quelque chose de pourri dans le royaume de l’humanité. “Something is rotten in the state of Denmark”, murmurait Hamlet. La pourriture apparaît effectivement comme un motif dominant dans les cinq chapitres qui composent cette romance atypique. « Exposition de moments opératoires » : le corps vomit et la langue, déjà morte, menace d’exhaler une odeur nauséabonde. « Le conte de fée est un déchet » : il est nécessaire de s’arracher à ces illusions narratives qui maintiennent les dominés dans leur position de domination. « Ce que les femmes font à la poésie » : sans doute révèleront-elles que celle-ci est aussi faite de rebuts et de désastres. « Le pourrissoir reste une activité du clan » : affronter la pourriture, la traverser, la décliner, plutôt que se vouloir alchimiste voué à la révélation des matières les plus nobles. « Déchirablement » : cet adverbe, qui parcourt l’ensemble du recueil, s’impose enfin comme titre lors de la dernière section, alors que, dans un premier temps, les convenances lui préféraient celui de « tendrement ». Il indique tout à la fois un processus et une manière, une visée et un geste par lesquels les femmes touchent à l’intouchable : soit le corps, le sexe, la Littérature, nos images mentales, nos goûts et nos dégoûts. Déchirer la cuisse de l’homme, la mordre, s’y perdre, comme le fit Penthésilée. Déchiqueter et découper la prose, la sérier, la dupliquer, l’isoler, la fragiliser, ainsi que l’exécute Liliane Giraudon. Se laisser arracher la poitrine aussi, comme sainte Agathe, parce que le trou, le manque et la béance disent quelque chose de la condition des femmes qui, lorsqu’elles ne sont pas objectivées par les hommes, peuvent subir les assauts de la maladie, et notamment ce cancer qui ronge certaines parties de leurs corps.
« La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas », écrivait Denis Roche. Le poème, « intenable » plutôt qu’inadmissible, est « renversé » par les amazones. Les femmes, vouées au trou, à tous les trous, relancent les questions dans le feu d’une nouvelle bataille, et tant pis si elles s’y perdent et ne trouvent aucune réponse dans le monde tel qu’il est conçu, pensé et représenté par les hommes : « maintenant alors/que faire/de la politique/du bois/de la peine/de la poésie/le dîner/n’importe quoi ». Si les poètes transforment la boue en or, le « clan » des femmes repère les « tendres excréments », les déchets, les rebuts derrière ce qui brille et ce qui fascine. Et c’est grâce à ce « travail de femme » sur des matières oubliées que les « fleurs farouches » — « rose au cœur violet », « jasmin », « bulbes de dahlia », « mimosa » —, parsèment tout le texte de leurs couleurs les plus folles.
Encre, foutre, pus : ces trois liquides parcourent l’ensemble du livre. Ils infiltrent les papiers et les corps, ils disent la maladie et la pulsion, mais aussi la création et la sublimation. L’encre, en tout cas, permet de libérer les morts, qui sont aussi des mortes. La « prose horizontale », le « fatras », et les « poèmes allongés » sont le fait des femmes, exhibant « ce que les femmes font à la poésie ». Elles vont chercher le bizarre et l’effrayant, elles déterrent l’inouï, elles osent le nouveau — « quelque chose à sortir/quelque chose » — comme une nouvelle langue dans la bouche, une nouvelle langue dans le sexe, entre les cuisses, entre les êtres, entre les genres. Texte ardent, fiévreux, inquiet, Polyphonie Penthésilée a le goût d’un « fruit magique » qui réveille les amants disparus et soutient les vivants : « il faut choisir/se reposer ou être libre/c’est Thucydide qui l’écrit ». Liliane Giraudon opte pour une « langue de voyou/avec du féminin en pagaille/sons et sentiments », inconfortable et libératrice. Et le spectacle engagé est total : Polyphonie Penthésilée participe de l’épopée autant que de l’opéra : miracle (de) papier.
Anne Malaprade
Liliane Giraudon, Polyphonie Penthésilée, Romance, P.O.L, 2021, 140 p., 18€