BARBARA PRÉZEAU STEPHENSON
A L’ESPACE LALLY
31, RUE DU 4 SEPTEMBRE
34500 BEZIERS
DU 2 DECEMBRE 2021 AU 26 FEVRIER 2022
Placée sous le signe de la rencontre des Européens et des peuples natifs aux Amériques, cette exposition de Barbara Prézeau Stephenson, intitulée 1492, retient l’attention par le caractère éclectique se dégageant d’un univers pictural décliné en séries. En effet, une palette de matériaux, de supports, de textures et leurs variantes, nous incitent à découvrir une créativité originale placée sous le signe de l’itinérance. Elle est faite de réminiscences haïtiennes nourries d’amples apports différents, incluant les voyages et pérégrinations de l’artiste autour de trois continents : l’Afrique avec la série « Dakar », la Caraïbe et Haïti avec la « série 1492 » mais aussi l’Europe où elle réside actuellement avec les séries « Bougainvillées et Acacias ».
On peut suivre ainsi un véritable parcours essaimé de signes, de formes et matières, suggérant un univers à la fois personnel et culturel, sensible et réfléchi. Elle nous apporte ses bagages, ses réflexions, ses drames et nous expose ses cheminements mémoriels.De plus, afin de faire une sorte de bilan de sa trajectoire, elle a voulu que cette exposition soit aussi l’occasion de présenter son ouvrage « Le Cercle Atlantique » qui regroupe, en plus de sa biographie et un long entretien avec la journaliste sénégalaise Mariam Selly Kane, les diverses étapes de ses créations et de ses études de par le monde. Elle décline en effet une impressionnante carrière universitaire, commencée entre 1985 et 1989 au Canada (Ottawa), puis à Paris-Dauphine, notamment des Masters en histoire de l’art, en arts visuels, et en Management des organisations culturelles. Alors que sa carrière artistique débute en 1988, à 23 ans, à Montréal, elle est déjà fortement initiée, par ses parents et surtout sa mère et grand-mère, au vaste terreau de la culture haïtienne, ses peintres, poètes, écrivains et philosophes qui resteront, malgré toutes les influences qui se bousculeront à ses portes, le lien indéfectible avec son île natale. Pour diverses raisons elle ne cessera d’y faire retour. Forte sans doute de ce solide soubassement culturel, elle fera vibrer divers pays et villes de ses témoignages empreints de réminiscences historiques déclinées artistiquement à Montréal, Paris, Séville, Dakar, La Havane, San Diego et San Francisco, Bruxelles, Vienne, Marseille, mais aussi la Barbade et la Martinique jusqu’au Pavillon Haïtien de Venise en 2011.
C’est en effet à une ronde atlantique que nous convie l’artiste, qui réside aujourd’hui à Perpignan où elle apprécie la sérénité des lieux, proches de la mer, dans un cadre qui lui est favorable, car dit-elle, elle y trouve, toute la sérénité nécessaire à sa créativité qui se décline en peinture, sculpture, dessin, mais aussi, depuis quelques années, en performances/installations mettant en scène des créations de groupe autour du « Cercle de Freda » à Jacmel.
On mesure combien, à partir de cette ronde qui va d’îles en continents, le dépaysement et la confrontation avec des ailleurs et des lointains déjoue les contraintes et déterminismes insulaires, cloisonnés de misère. Elle dit Chapé ko’m ! elle quitte quand ça ne va plus, n’attend nullement les instances de validation sur place. Pour elle, pas de centrage exclusif sur les origines car elle préfère les faire fructifier ailleurs et naviguer à l’aise en territoire atlantique. Contrairement à bien des plasticiens antillais qui cultivent essentiellement leurs racines iliennes, autocentrées, la démarche de Barbara Prézeau Stevenson résonne comme une volonté de s’approprier une cartographie symbolique qui inscrit son vécu de « voyageuse infatigable », telle que la qualifie Yolanda Wood, qui poursuit ainsi son analyse : « Ce cercle Atlantique constitue un paramètre géoculturel aux limites indéfinies, entre la mer et la terre, renvoyant à une connotation profonde dans le processus d’écriture et de réécriture de l’histoire… » (Prézeau, Le Cercle Atlantique, s.d.).
« SERIE DAKAR »
Lors de son séjour au Sénégal entre 1993 et 1995, Barbara Prézeau a pu nouer de précieuses amitiés avec d’autres Haïtiens en exil sur la Petite Côte et rencontrer l’amie journaliste, Mariam Sally Kane avec laquelle elle va créer par la suite la Fondation AfricAmerika à Port au Prince en 1996.
De Dakar donc, lui revient en écho sans doute, la force des créations de débrouille et de récupération qui fleurissent dans les quartiers informels aussi bien en Haïti qu’à Colobane ou Pikine-Guediawaye. C’est en effet là que fleurissent ces inventions exemplaires, basées sur les récupérations de tôles et d’artefacts divers, afin de réaliser valises, porte-documents et autres bricoles qui seront vendues aux touristes de la grande ville. Elle détourne donc, par la transfiguration de ces supports récupérés, restaurés, le travail des artisans débrouillards pour magnifier et quasiment ‘sacraliser’ leur geste. On aperçoit sous les traits de pinceaux qui recouvrent les cannettes de boisson aplaties, certaines marques de boissons.
45/32 cm
Un autre exemple présente en son centre une image d’une sainte Vierge en médaillon, cousue à gros point, donnant à l’ensemble des accents d’icône. Cette évocation est encore accentuée par la forme des supports qui rappellent une architecture de basilique ou de chapelle … mais aussi les tablettes des talibés ou élèves des écoles coraniques. Cette même forme en arc de cercle se retrouve également dans d’autres pièces comme cette « Transhumance » de 1996 peinte à l’encaustique sur un pavé de ciment.
45/32 cm
Les inscriptions en médaillon, centrées sur divers supports, semblent être un élément constant de sa démarche. On a pu voir, lors d’une exposition en 2020, à l’Espace Lally, la belle œuvre ronde intitulée « Au commencement était le chaos » également évocatrice d’une « Image porte-bonheur, constituée en mosaïque de petits carrés de couleurs vives. Ces accents dévotionnels se retrouvent magistralement inscrits sur la série intitulée 1492 qui revivifie en quelque sorte une ancienne série en technique mixte à base de stuc datant de 2008 intitulée « Freda ». Sur certaines images, Freda peut d’ailleurs prendre les aspects d’une déesse indienne d’un temple dravidien. Étonnante complexité des apports et des circulations des images !
Sur une surface carrée de 1/1m, en stuc incrusté de signes et d’écritures vient se superposer en son centre une image sainte des missels détournant les Vierges ou Saintes catholiques en Erzulie Freda ou Danto en couleurs vives. Ces carrés blancs, immaculés comme le livre blanc d’une innocence vertueuse, sont marqués par l’acceptation forcée d’un culte imposé par la violence des conquérants. Cette terre vierge, socle sur lequel la colonisation viendra porter sa marque au fer et à l’arme incisive, sera identifiée comme une nation conquise.
« SERIE 1492 »
Cette imposante série de carrés blancs marqués du symbole des fruits tropicaux ou de vèvè signifiant Erzulie, ou encore les incrustations de feuilles d’or, signent bien la soif de richesses que les conquistadors ont déployée lors d’une conquête, placée sous le signe de la croix. La grande salle de la Galerie d’art contemporain déploie ainsi une étonnante mise en situation de la réflexion qui ne cesse de hanter les imaginaires des peuples placés sous le joug des puissances coloniales. La force des conquis a été de détourner et de reprendre selon leurs propres codes les symboles des imposteurs afin de les revivifier à leur manière et selon leurs propres croyances.
« SÉRIE BOUGAINVILLÉES »
Un ensemble sériel plus récent, de facture très gestuelle, à l’encre et à la cire, forme une sorte de danse endiablée, joyeuse et libre, qui se déploie d’un tableau à l’autre, en sautant les barrières des cadres. Une joie de vivre s’exprime là, sans entrave, et relie sans doute l’artiste à un présent prometteur et ouvert sur d’autres horizons. On ne peut que souhaiter de nombreux visiteurs et acquéreurs à une artiste du « tout monde » qui inscrit sa pratique dans un horizon sans entraves.
« Je suis fille d’artiste, dit-elle, j’ai grandi dans la galerie d’art de mes parents qui m’ont baladée d’une exposition à l’autre. Les sources de l’art haïtien présentes dans les sanctuaires, les rituels les héritages africains et taïnos, m’offrent une formidable matière première. Je dois beaucoup également à l’œuvre picturale d’Antoni Tapiès, pour son respect de la matière brute, sa sobriété, l’économie des moyens… Et encore à mes confrères sénégalais chez qui j’ai trouvé un écho dans mes travaux. » (Le cercle Atlantique, Questions à une artiste, par Mariam Selly Kane).
Michèle-Baj Strobel
AICA. SC.