(Note de lecture) Véronique Gentil, On construit des maisons mais on ne les finit pas, par Olivier Vossot

Par Florence Trocmé


Voilà déjà une quinzaine d’années que Véronique Gentil construit patiemment, en toute discrétion, une œuvre d’une beauté sidérante et d’une exigence rare. Son premier livre, Les heures creuses (éd. Pierre Mainard, 2007), sillonnait déjà les terres de la Vienne (ou s’adressait à l’être cher) d’une écriture simple et granuleuse, intuitive et décantée à la fois – une "écriture qui pense" comme on chemine, avec l'acuité d'un laisser-être, ou des yeux seuls : sans intention, toujours juste. Ce chemin s’était poursuivi jusqu’au Cœur élémentaire (éd. Faï Fioc, 2019), avant-dernier recueil où l’on pouvait lire – secrète périphrase de l’acte d’écrire pour l’auteure : "un angle par lequel on perçoit l'éphémère très simplement, et même très brutalement, une vue par où se forment des pensées sur des nuances d'existences, par où elles trouvent leur sol sans abus de symboles ou d'analogies" ("Le papillon", p.25).
On construit des maisons mais on ne les finit pas s’inscrit dans ce sillon et lui offre même (c’est là toute l’ironie de ce titre dégingandé dont le doux air de parabole émeut d’emblée) une sorte d’accomplissement.
Dans cette suite de proses ramassées (alternant parfois avec le dispositif en vers), Véronique Gentil ne se contente pas d'écrire mais cherche la source d'écrire – non pas écrire pour écrire et conjurer pour un temps, comme à tâtons, ou se tromper d'objet sans rien atteindre – mais entrevoir ce qui pousse à écrire, le noyau même. C'est fatalement être ramené à son enfance - pas à son faux vernis d'éden disparu, mais à ce qui nous a faits, ficelés, noués, à notre vérité entre "douceur" et "douleur du monde" (p.13). Là d'où tout s'est noué, tout peut se dénouer à nouveau, mais il faut retourner - sans quoi la vie est "chose qui s'attend" et non qui "aimante" (comme on trouve dans un très beau texte au début du recueil, p.14).
Déjà, au cœur d’un autre livre (La vie dans les mailles, éd. Pierre Mainard, 2018), l’essentiel était pressenti : "on n'imagine pas ce qu'un enfant reçoit, ce que sur lui il prend" ; "la parole n'a pas encore tranché". Or, ce qui émeut dans On construit des maisons, c'est de sentir l’impulsion de "trancher" (et non pas que ça "réussisse", mais la justesse du cheminement) – aussi bien dans ce qui est dit que dans la façon, que ça a eu de résonner : "rien ne la relève / ses yeux ont trop su" (p.50) ; "et l'eau fait des nœuds noirs sous les barques" (p.51, dans un poème où le réseau d'images, distillé par distiques l'est très délicatement, comme à fleur de peau).
J'ai retrouvé dans On construit des maisons mais on ne les finit pas (ce qui était déjà à l’œuvre dans Les heures creuses, le premier recueil) une façon éprouvée, scrupuleuse d'évoquer la nature et sa perception, les bêtes, les odeurs, les couleurs, la part d'invisible et d'air qui circule ; aussi, ce qu’une pensée peut avoir de très personnel, de digéré, le fait qu’on sente qu'elle ait coûté. Mais là où Les heures creuses était une sorte de carnet de notes et de pensées un peu anarchique, On construit des maisons ne cisèle pas la vacance "fade et belle" des heures mais cherche la densité de l'instant, cette densité à la fois tout animale et pétrie de lenteur, dans des proses (ou sortes de poèmes) très fermes – la langue y devient texture, si précise et suggestive qu'elle touche déjà physiquement. Une expérience de lecture au sens fort.

des fumées et des brumes d'octobre naissent des cornes de petits béliers noirs et des yeux jaunes de coqs qui voient brusquement


les aboiements de chiens de chasse et toutes les plumes des bêtes d'autel fabriquent les sons lointains et les terreurs


les chevreuils ont l'art d'apparaître


comme le jour semble vieux

 
Ce n'est pas un texte c'est une partition. Tant de qualités là, au service d'une pensée "sensitive", très fine, dont on sent qu'elle a été tissée de mots comme on travaille une matière par nature ingrate, âprement, ardemment, avec un soin de plus en plus minutieux – une pensée qui tout le temps de ce travail d'artisan n'a pas été quittée, a toujours habité le geste à son insu – "Le geste attend" écrit Véronique Gentil dans un texte à propos de Chardin (p.42), lequel finit d'ailleurs ainsi : "Et j'ai beau voir, m'asseoir, j'ignore comment dans ce temps mort tant de présence et tant de vie auront été précipitées." C'est exactement ce qu’on se dit quand on lit ses textes.
Cette poésie sent et transpire de dire les odeurs et la chair. L'invisible, espace de l'instinct et des morts errants, scrutant nos âmes errantes déjà, abandonnées de ne pas s'abandonner, est saturé de sens, de vivant brut, presque solennel, puissamment ancré : "le front trempe dans la main des morts / derrière les arbres le corps des bêtes rompt en avançant" (p.47). Et, alors, fatalement :

Si je pleure quand passent les grues c'est peut-être sur moi que je pleure, de n'avoir pas osé devant le ciel ouvrir ma poitrine ni comprendre que leur cri n'est pas un salut mais un cri pour elles-mêmes - me tenir seule.

Dans ce court texte, le déploiement de la phrase (où l'économie des virgules prend tout son sens) est comme un lent déploiement d'aile - et l'on sent là l'amplitude vertigineuse qui sépare nos larmes de nos yeux levés, et le cri, de cet élan pris, cherché par les mots.
Il y a autre chose, d'infiniment touchant dans ces poèmes, une sauvagerie qui est aussi une pudeur - ce tremblement de bête effarouchée, figée, qui ne cesse d'irradier de sa présence, de verser tout ce qu'elle est en nous, d'un regard dont l'instant éclate silencieusement.
Olivier Vossot
Véronique Gentil, On construit des maisons mais on ne les finit pas, éditions Faï Fioc, 2021, 72 p., 11€

Extraits

L’ombre est rare autour des buses. Elles tiennent par l’œil sur des poteaux de clôture. Volent sur le dos quand on les attaque. N’ont pas de cou. L’air coule dans leur cire jaune.
Si on s’allonge, qu’on les regarde un moment, tandis que sur nous plie l’herbe, se penchent les peupliers, la vie qu’on a menée n’a bientôt plus de corps, se détache, passe l’envers des feuilles hautes, pâles, poreuses, les nuages, on entend l’air sans savoir ce qui circule au juste avec un bruit, un sang ou le vent d’été, les ailes qui tournent percent les yeux dans les arbres. (p.35)  
*
la pluie droite
sur le chemin de terre
glisse sur Jean le Lieu
comme sur un vieil oiseau
ou une embarcation
des pans d’imperméable
faseyent et claquent
dans son dos
où s’enfonce-t-il, jusqu’où
dans ses pensées
laissant venir à lui sa vie muette ou dormir
sous des feuilles qui ont la couleur des fruits ? (p.53)
*
Lorsque de ma voiture, j’entrevois au bord des routes une maison abandonnée, l’or, un sang de giroflée, l’iris bleu, je l’emporte avec moi, ses murs sales, son toit qui tient à peine flottent à mes côtés dans l’air capricieux du printemps qui passe sur les jardins nouveaux. Des mains aussi flottent dans l’air, qui entretiennent la poussière des fleurs comme sur les tombes. (p.56)
*
sa poitrine est une pièce de papier
si fine si fine
tournée vers la timidité des cimes
portant une mélancolie
jaune comme dans les feuilles
rien ne la relève
ses yeux ont trop su
son corps fut un soir
haché par les lanières
de trois regards
contre un mur blanc
la mère taillait une viande en cuisine (p.50)