Je reviens, une nouvelle fois, sur la position d’Albert Camus se refusant à envisager l’indépendance de ce pays, même s’il voyait bien, au fur et à mesure du déroulement de la guerre que cette solution allait probablement survenir.
Est-ce que cela a été une forme d’aveuglement, un refus purement sentimental ou, au contraire, le résultat d’une analyse politique, contraire totalement aux idées prévalant à l’époque, mais conforme, précisément, aux idées politiques de cet écrivain ?
Je pense qu’il est important de se poser cette question qui ne l’est pas souvent dans ces termes.
Cette décision a éloigné Albert Camus, non seulement de ceux qui l’avaient déjà excommunié au moment de la parution de l’Homme révolté, mais aussi, ce qui l’a beaucoup peiné, d’amis très proches, avec lesquels il avait une relation quasi fraternelle. Je pense notamment à Jean Sénac et à Jean Daniel.
Que devons-nous penser de cette position d’Albert Camus et cela porte-t-il atteinte à l’importance de sa pensée, à l’importance des leçons qu’il continue à donner au monde ?
Beaucoup ont expliqué et continuent d’expliquer cette position par son attachement à l’Algérie, sa terre natale ?
Je pense qu’il est inutile, ici, de redire la force de cet attachement ; et l’on pourrait citer mille phrases, extraites d’un peu partout dans son œuvre où il clame cet amour qu’il qualifie, en effet, souvent de vital pour lui.
Si l’on veut s’en convaincre, il faut relire son œuvre, les pages éblouissantes consacrées à ce pays et vous pouvez aussi, lire le très beau livre d’Alain Vircondelet : Albert Camus, le fils d’Alger dans lequel vous aurez accès à mille citations sur ce thème de l’amour du pays et des raisons de cet amour.
Cette explication a, évidement, sa part de vérité mais elle ne peut, à mon sens, tout expliquer.
Et cela d’autant moins qu’Albert Camus a été, dès sa toute jeunesse et tout au long de sa vie d’une grande lucidité sur la colonisation et que l’on peut dire, qu’avant beaucoup, il a été anticolonialiste en montrant les erreurs et même les crimes de cette politique coloniale.
Il faut donc ne pas oublier ses multiples écrits depuis « Misères en Kabylie » où il écrit, avant que ce ne soit dans l’actualité, que l’attitude de la France est inacceptable et qu’elle conduira inéluctablement au drame.
Comment dès lors, malgré ces jugements portés très tôt et avant même que les Algériens eux-mêmes, ne réclament l’indépendance, Albert Camus n’a pas été conduit à œuvrer pour cette indépendance ?
Je considère qu’expliquer sa position en se plaçant sur un terrain « sentimental » est, à la fois, insuffisant et très injuste car c’est faire l’impasse sur la lucidité et la pensée de cet homme.
Pour ma part je suis de plus en plus convaincu que sa position était en réalité justifiée par toute sa philosophie et que, l’avenir, c’est-à-dire ce qui est advenu, permet de dire qu’il n’avait pas tort sur son analyse même si la force de l’histoire et de la politique conduisait inévitablement à l’indépendance.
Autrement dit, connaissant les combats politiques de Camus, il n’était pas possible qu’il soutienne ceux qui luttaient pour l’indépendance à la fois dans la façon dont ils menaient cette lutte et dans les objectifs qu’ils se donnaient. Je ne parle pas ici du peuple Algérien mais bien des politiques, des dirigeants qui ont conduit ce mouvement.
On sait, et je n’insiste pas sur le fait, que dans sa vision politique, Albert Camus a lutté de toute son énergie et de toutes ses convictions contre deux fléaux de son époque et plus généralement de l’histoire humaine : le totalitarisme et le terrorisme.
Contre le terrorisme il publie dès 1949 sa pièce « Les justes » et contre les totalitarismes c’est l’ « l’Homme révolté » qui date de 1951, autrement dit des pensées qui ne sont pas liées à la guerre d’Algérie mais bien le fondement profond de son œuvre.
Dès lors s’abandonner et admettre des régimes totalitaires ou le recours au terrorisme, cela ne peut pas être Camus car il aurait dû renier tout ce qu’était sa pensée !
Or ceux qui ont conduit la guerre d’indépendance et qui ont d’ailleurs par la suite accaparer le pouvoir, ont usé très clairement et ouvertement du terrorisme et avait comme objectif un pouvoir totalitaire.
Ecrivant cela, je sais que je vais entrainer des polémiques et des critiques. Mais je ne pense pas cependant me tromper ; et l’actualité de l’Algérie depuis l’indépendance, me permet de dire que cette analyse est conforme à la vérité et qu’aujourd’hui beaucoup d’algériens eux-mêmes le pensent et veulent changer de modèle politique. Le Hirak, bien qu’ambigu, n’est-il pas la traduction du trouble des Algériens qui disent vouloir « reconquérir » leur indépendance ?
D’abord le recours au terrorisme et au terrorisme le plus violent et barbare, est évident, acté par l’histoire, et qui n’a d’ailleurs jamais été renié et condamné par les Algériens. Or ce terrorisme s’exerçait, là encore l’histoire est claire, à la fois contre les européens en Algérie mais aussi contre des Algériens hostiles au FLN.
Pensez-vous dès lors, que celui qui avait réfléchi, écrit et condamner le terrorisme dans de nombreux écrits (récits et pièce de théâtre), pouvait passer sur ces crimes et affirmer, par exemple, de manière odieuse ,ignominieuse, comme Sartre dans sa préface au livre de Franz Fanon : Les damnés de la terre :
« Le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ! Restent un homme mort et un homme libre »
Il semble d’ailleurs que Franz Fanon aurait contesté cette phrase et aurait voulu en parler avec Sartre sans pouvoir le faire en raison de sa mort.
Quoiqu’il en soit, voyez-vous Camus écrire ce genre d’horreur inacceptable ? Non bien sûr.
Ce terrorisme était-il inévitable comme certains l’ont théorisé ? Camus sur ce point a souvent cité Ghandi et sa non-violence.
En second lieu, le grand combat de Camus est celui contre les totalitarismes qui, sous prétexte de justice, le voyez-vous accepte d’enlever les libertés et même de tuer ?
Or l’histoire montre clairement encore que ceux qui dirigeaient la guerre d’indépendance, avaient en vue, selon les clans, soit le totalitarisme communiste soit le totalitarisme islamique.
C’est le livre de l’historien Roger Vetillard : « La guerre d’Algérie : une guerre sainte ? » qui m’a conduit à cette réflexion sur la position de Camus.
Là encore ce qui est advenu a montré que telle était le sort réservé à l’Algérie par ces dirigeants et que ce pays a connu d’une part les dérives du collectivisme et les dérives de l’islamisme et qu’il n’est toujours pas sorti de ces idéologies, certes contradictoires mais également destructrices.
L’Algérie depuis son indépendance a connu l’enfermement, le refus de l’ouverture, l’absence de démocratie et des droits de l’homme tout ce que Camus défendait.
Pouvait-il dès lors et conscient de cela, prendre le parti de cette indépendance ?
Beaucoup parmi ceux qui avaient soutenu ce mouvement d’indépendance et je pense à Jean Sénac et à ces beaux poèmes sur l’avenir du pays indépendant, sur l’ouverture et la liberté qu’il croyait advenir, ont bien vu finalement que ce n’était de leur part que des rêves qui ne se sont jamais accomplis.
Alors, si dans la position d’Albert Camus, il y a incontestablement une erreur d’appréciation sur la force de la volonté d’indépendance, sur la volonté du peuple Algérien de parvenir à cette indépendance en acceptant, provisoirement pensait-il peut être, un régime politique fermé et liberticide, il n’était pas possible au combattant du terrorisme et du totalitarisme de soutenir ce qui se passait.
Albert Camus était pris en tenaille entre ses convictions profondes et la force destructrice de l’histoire qui avance sans se soucier des nuances. Et qui est, comme on l’a souvent écrit, tragique.
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