Combien me reste-t-il... ? Chateaubriand

Par Jmlire

" Votre lettre, monsieur, est venue bien à propos dans ma solitude de Rome : elle a suspendu en moi le mal du pays que j'ai fort. Ce mal n'est autre chose que mes années qui m'ôtent les yeux pour voir comme je voyais autrefois : mon débris n'est pas assez grand pour se consoler avec celui de Rome. Quand je me promène seul à présent au milieu de tous ces décombres des siècles, ils ne me servent plus que d'échelle pour mesurer le temps : je remonte dans le passé, je vois ce que j'ai perdu et le bout de ce court avenir que j'ai devant moi ; je compte toutes les joies qui pourraient me rester, je n'en trouve aucune ; je m'efforce d'admirer ce que j'admirais, et je n'admire plus. Je rentre chez moi pour subir mes honneurs accablé du sirocco ou percé par la tramontane. Voilà toute ma vie, à un tombeau près que je n'ai pas encore eu le courage de visiter. On s'occupe beaucoup de monuments croulants ; on les appuie ; on les dégage de leurs plantes et de leurs fleurs ; les femmes que j'avais laissées jeunes sont devenues vieilles, et les ruines se sont rajeunies : que voulez-vous qu'on fasse ici ?"

"Le passé ressemble à un musée d'antiques ; on y visite les heures écoulées chacun peut y reconnaître les siennes. Un jour, me promenant dans une église déserte, j'entendis des pas se traînant sur les dalles, comme ceux d'un vieillard qui cherchait sa tombe. Je regardai et n'aperçus personne ; c'était moi qui m'étais révélé à moi...

De l'âge délaissé quand survient la disgrâce,

Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,

Nous font dire du temps en mesurant le cours :

" Alors j'avais un frère, une mère, une amie ;

" Félicité ravie !

" Combien me reste−t−il de parents et de jours ? "

Chateaubriand, Lettre à M.Villemain, 3 novembre 1828 " Mémoires d'outre-tombe", livre 30 chap. 10. / Livre 32 chap.1 ( La Pléiade 1999 ) Du même auteur, dans Le lecturamak :