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De Maud, il dirait qu’au fond il ne la connaît pas. Ou si peu… Qu’elle est un continent aussi mystérieux, pour lui, que l’étaient les contrées inexplorées pour les navigateurs portugais d’autrefois. D’ailleurs il ignore tout de Mogadiscio. Ou de Lagos. Ou même de Libreville d’où elle poste, ce jour-là, l’un de ces courriers qu’elle affectionne tant de lui écrire. Elle ne laisse rien paraître, toutefois, des motifs véritables de ses séjours répétés en Afrique. Il s’imagine parfois qu’elle est là bas pour régler des affaires, nouer des contacts avec certains milieux fortement suspects d’arrangements de toutes sortes, organiser de prochains reportages, retrouver d’anciens amants, peut-être. Ces courriers, elle les écrit des salons de l’hôtel Continental, sur l’avenue qui mène à la mer et aux longues plages de sable blanc. Elle lui raconte, comme on le ferait à un enfant, c’est à dire en lui suggérant plus qu’en lui décrivant dans le moindre détail, les prostituées chics qui se vendent pour quelques francs en se languissant d’alcool et de coke dans les bars cossus qu’étourdissent les ronflements poussifs d’une armada de ventilateurs, la vodka glacée qu’affectionne les trop riches clients venus tout droit de Riad. Il s’imagine, alors, son visage, ses yeux qu’épuise l’obscurité de sa chambre, le tremblement de ses lèvres, le velouté des mots qu’elle ne prononce pas. Une autre fois – et c’est plus simple - elle lui parle des ciels étoilés d’Éthiopie, entraperçus, à peine, dans la chaleur étouffante de quelque bouge malodorant et libidineux, planté au bord du fleuve. C’est là, exactement là, oui, précisément, dit-elle, qu’elle ressent le mieux ce qu’elle nomme depuis toujours le charivari douloureux de l’existence. Elle oppose ce charivari douloureux, auquel elle associe la pesanteur scientifique du monde, les concepts et les raisonnements de toutes sortes, au motif musical, parfois légèrement dissonant, désaccordé qui fait la richesse de chacun et qu’accompagne la grâce sensuelle d’une soirée, la magie d’un regard, la longue déambulation d’une promenade au bord d’un canal. Comment ne pas s’y associer ? Il lui suffit de prêter, ne serait-ce qu’un instant, l’oreille aux bavardages nasillards des uns, aux vociférations gémissantes des autres, pour comprendre son exigence à persévérer dans la légèreté, la futilité, le chatoiement fugace des couleurs, l’éclat fugitif de l’arc en ciel, la fulgurance extatique de son rire. Pour elle, cela n’a jamais fait le moindre doute, nous avons tous une musique, un tempo, une respiration, un souffle qui nous est propre.