S’il faut en croire ce que nous avons vécu, m’a dit Jade, alors même que son corps la malmenait déjà, la trahissait bien plus qu’au temps des années d’insouciance (bouleversées d’insomnies, de tabac, d’alcool et de shit), s’il faut en croire, donc, m’a dit Jade, ce que nous avons nous même expérimenté, sans doute, peut-on s’amouracher d’une chose, d’une atmosphère ou d’un lieu, plus encore que d’un être, oui. Naturellement, ce faisant, c’était à l’été de la disparition de Maud que nous pensions tous les deux, nous remémorant sans avoir besoin d’en dire plus qu’une esquisse de futilité, la sourde rumeur de la mer, à peine audible, au-delà des dunes, au delà du bruissement argenté d’une escouade de peupliers (perchés, en un alignement maladroit, sur l’une des berges du canal), au delà de la caresse sucrée venue du village (du moins certains jours quand la biscuiterie voisine exhalait ses effluves de goûter d’autrefois), au delà du clocher qui s’inclinait doucement vers le couchant ou des volets du salon qui grinçaient et claquaient, en une brusque colère, à la marée montante, quand le vent s’inversait pour iriser, en lisière des marais, la surface de l’étang… Il nous semblait, à Jade autant qu’à moi, que rien ne pourrait jamais plus égaler ces jours-là, passés à guetter le mouvement du soleil et celui des ombres qui balayaient le jardin, passés, à arpenter les alentours, à explorer les environs, à nous attarder au bord d’un ruisseau. Assurément, Paul, mon cousin, le romancier, Maud, Jade et moi, aurions nous pu vivre longtemps ainsi… Perpétuant de jour en jour la tradition de ce bonheur tranquille. Nous remémorant, plus tard, avec une pointe de regret pour les occasions manquées, cet été entrecoupé d’orages et de brusques refroidissements où nous rêvions d’un avenir dont, jamais, nous ne nous serions lassés. Revenant une autre année, puis une autre encore, puis une autre à l’infini, nous y précipitant dès le début de l’été, avec les premiers touristes qui prennent pension à l’hôtel des Bains puis déambulent paresseusement dans les ruelles du village, traînant derrière eux d’improbables rejetons arrachés à grands cris de leur feuilleton favori… Les soirs de juillet, sur la terrasse au-dessus des marais, auraient eu cette lointaine consistance qui caractérise les souvenirs heureux et vagues dont on ne sait plus trop bien, des années plus tard, si on les enjolive à l’excès ou, à l’inverse, on en gomme les aspérités de bonheur pour éviter d’exacerber la nostalgie qu’ils entretiennent. Pour ma part, j’entends encore, à la ronde, les pétarades lointaines et fantasques de ces feux d’artifice invisibles qui déchirent la rumeur paisible de la nuit, se mêlent aux craquements des branches, au vol silencieux de quelque oiseau balourd qui tourne, épuisé, à la verticale du potager. Et se mêlent aussi, à l’émerveillement lumineux d’une sonate de Scarlatti qui recouvre de préciosité les éclats lointains de la fête foraine (je ne sais d’où me vient cette émotion soudaine quand cessent ces pétarades accélérées, de ce que j’imagine des familles silencieuses reprenant, en se serrant contre leur destin, le chemin du retour ou bien de la présence de Jade que je devine, ombre parmi les ombres, à mes cotés, et que seule trahit l’extrémité incandescente et fragile d’une cigarette). Du moins jusqu’à la voix de ce journaliste qui parle d’un accident d’avion dans la banlieue de Mogadiscio, qui parle de la disparition d’une avocate française, qui parle de circonstances non élucidées et plus rien… Jusqu’à Charles qui cherche à nous joindre, jusqu’à Paul qu’il me faut héler de loin (Paul, dans les dunes, sans doute ? son carnet sur les genoux, sans doute ?), jusqu’à Jade, à l’étage, jusqu’à Claire qui veut en savoir plus…